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Le tollé causé par la re-nationalisation bolivienne et le silence
sur le Tchad trahissent l'hypocrisie des détracteurs

     Lorsque deux pays pauvres récupèrent leurs champs
de pétrole, pourquoi un seul suscite l'indignation ?
    Par George Monbiot
The Guardian, mardi 16 mai 2006

La civilisation a un nouvel ennemi. Ancien cultivateur de coca, il s'appelle Evo Morales, l'actuel président de la Bolivie. Il a dû expliquer, hier, devant le parlement européen pourquoi il a envoyé les troupes reprendre le contrôle des champs gaziers et pétroliers de son pays. Les ressources de la Bolivie, a-t-il dit, ont été "pillées par les compagnies étrangères" et il les récupère au bénéfice de son peuple. La semaine dernière, lors du sommet des dirigeants latino-américains et européens qui s'est tenu à Vienne, il a déclaré que les sociétés qui se partageaient l'extraction des carburants fossiles de son pays ne seraient pas indemnisées.

Il est facile de deviner comment cela a été accueilli : Tony Blair l'a exhorté à user de son pouvoir avec responsabilité (c'est comme si Mark Oaten [1] faisait la leçon au Pape sur la continence sexuelle) ; Condoleeza Rice l'a accusé de "démagogie" ; The Economist a annoncé que la Bolivie retournait "en arrière" ; et, The Times, dans un éditorial merveilleusement hautain, a traité Morales d'"irascible", de "xénophobe" et de "capricieux" et dit de sa saisie des champs gaziers qu'elle dénotait "un comportement aussi puéril que racoleur".

Peu importe que la privatisation du gaz et du pétrole boliviens, dans les années 1990, fût presque certainement illégale - puisqu'elle se déroula sans le consentement du congrès. Peu importe que - jusqu'à présent - la richesse naturelle bolivienne n'ait fait qu'appauvrir son peuple. Peu importe que Morales eût promis, avant de devenir président, de reprendre le contrôle des ressources naturelles boliviennes et que sa politique reçoit le soutien massif des Boliviens. Il ne faudra pas longtemps à Donald Rumsfeld pour dire de lui qu'il est un nouvel Hitler et à Bush pour faire un nouveau discours sur la liberté et la démocratie qui sont menacées par la liberté et la démocratie.

Toute cette histoire est travestie en inquiétude pour le peuple bolivien. Le potentiel de "mauvaise gestion et de corruption" met le Financial Times dans tous ses états. The Economist prévient que tandis que le gouvernement "peut s'enrichir, son peuple s'appauvrira probablement". The Times se lamente que Morales a "renvoyé le développement de la Bolivie 10 ans en arrière... les groupes les plus vulnérables verront qu'une bouée de sauvetage économique leur sera supprimée".

Ce ne sont que des sornettes.

Quatre jours avant que Morales ne saisisse, le 1er mai, les champs gaziers, une expropriation encore plus grande a eu lieu dans un pays encore plus pauvre : le Tchad. Lorsque le gouvernement tchadien a repris le contrôle de ses revenus pétroliers, non seulement il s'est assuré que la bouée de sauvetage à l'intention des pauvres leur soit vraiment retirée, mais cela a aussi conduit les prétentions de la Banque Mondiale selon lesquelles le pétrole est utilisé comme programme d'aide sociale à partir en fumée. Alors, comment tous les détracteurs de Morales ont-ils réagi ? Ils n'ont pas réagi. Toute cette clique d'hypocrites a préféré regarder ailleurs.

En 2000, la Banque Mondiale avait décidé de financer le projet pétrolier tchadien de grande envergure, après avoir arraché une promesse du gouvernement d'Idriss Deby - qui a un lourd passé en matière de droits de l'homme - que les profits serait utilisés au bénéfice des gens de ce pays. Le gouvernement de Deby a voté une loi allouant 85% des revenus pétroliers du gouvernement à l'éducation, la santé et le développement, et plaçant 10% "dans un fonds pour les générations futures". Ceci, disait la BM, équivalait à "un système sans précédent de garanties qui assuraient que ces revenus seraient utilisés pour financer le développement du Tchad".

Sans la Banque Mondiale, ce projet n'aurait pas vu le jour. Exxon, le principal partenaire de ce projet, demanda à la BM de participer, pour garantir contre le risque politique. Les différents bras prêteurs de la banque ont injecté un total de 333 millions de dollars et la Banque Européenne d'Investissement 120 autres millions de dollars. Les compagnies pétrolières (Exxon, Petronas et Chevron) ont commencé à forer 300 puits dans le sud du pays et à construire un pipeline vers un port au Cameroun, qui a été inauguré en 2003.

Les écologistes avaient prédit que ce pipeline endommagerait la forêt tropicale camerounaise et déplacerait les indigènes qui y habitent ; que les compagnies pétrolières consommeraient une grande partie de l'eau, qui est rare au Tchad, et que l'afflux de travailleurs pétroliers s'accompagnerait de l'arrivée du Sida. Ils maintenaient que le fait de subventionner les compagnies pétrolières au nom de l'aide sociale était une ré-interprétation radicale du mandat de la BM. Déjà en 1997, le Fonds de Défense de l'Environnement avait prévenu que le gouvernement tchadien ne tiendrait pas sa promesse d'utiliser cet argent pour soulager la pauvreté. En 1999, des chercheurs de l'Ecole de Droit d'Harvard examinèrent la loi que le gouvernement avait passée et prédirent que les autorités "avaient peu l'intention d'allouer [ces sommes] pour une utilisation locale".

En 2000, les compagnies pétrolières donnèrent au Tchad une "prime contractuelle" de 4,5 millions de dollars, qui fut immédiatement dépensée pour acheter des armes. Puis, au début de 2006, le gouvernement tchadien a purement et simplement supprimé la loi qu'il avait passée en 1998. Il a redéfini le budget de développement pour y inclure la sécurité, a saisi les fonds mis de côté pour les générations futures et détourné 30% des revenus totaux dans des "dépenses courantes", qui, au Tchad, signifient plus d'armes. La Banque Mondiale, embarrassée par la réalisation de toutes ces prédictions, gela les revenus que le gouvernement avait déposés à Londres et suspendit le reste de ses prêts. Le gouvernement tchadien répondit en mettant en garde qu'il fermerait purement et simplement les puits de pétrole. Les grandes entreprises se précipitèrent chez papa (le gouvernement américain) et, le 27 avril, la banque céda. Le nouvel accord qu'elle a passé avec le Tchad permet à Deby pratiquement tout ce qu'il a déjà pris.

Les tentatives de la Banque Mondiale de sauver la face sont presque drôles. L'année dernière, elle disait que ce plan était "un effort pionnier et de collaboration... pour démontrer que des projets pétroliers à grande-échelle peuvent signifier des perspectives meilleures pour un développement durable à long terme". En d'autres termes, que c'était un modèle à suivre pour tous les pays producteurs. À présent, elle nous dit que le projet au Tchad était "moins un modèle pour tous les pays producteurs qu'une solution unique à un défi unique". Mais, elle a beau se tortiller, elle ne peut pas cacher le fait que la réaffirmation du gouvernement sur ce contrôle est un désastre, à la fois pour la banque et pour les pauvres qu'elle prétendait aider. Depuis que ce projet a vu le jour, le Tchad est passé du 167ème au 173ème rang sur l'indice de développement des Nations-Unies et l'espérance de vie y est passée de 44,7 ans à 43,6 ans. Si, en contraste, Morales fait ce qu'il a promis et utilise le supplément de revenu des champs de gaz boliviens de la même manière que Hugo Chavez les a utilisés avec le pétrole vénézuélien, le résultat a toutes les chances d'être une amélioration majeure du bien-être de son peuple.

Donc, d'un côté, vous avez un homme qui a tenu sa promesse en reprenant le contrôle de l'argent de l'industrie des hydrocarbures, afin de l'utiliser pour aider les pauvres. De l'autre, vous avez un homme qui a rompu sa promesse en reprenant le contrôle de l'argent de l'industrie des hydrocarbures pour acheter des armes. Le premier est vilipendé comme étant irresponsable, puéril et capricieux. Et on laisse le deuxième s'en tirer. Pourquoi ? Eh bien, parce que les actions de Deby ne font pas de mal aux compagnies pétrolières! Celles de Morales, si. Lorsque Blair et Rice, ainsi que le Times et tous les autres apologistes du pouvoir non-démocratique disent "les gens", ils veulent dire les grandes entreprises. La raison pour laquelle ils haïssent Morales est que lorsque ce dernier dit "les gens", il veut dire le peuple.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]

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note:

[1] Mark Oaten est député libéral au parlement britannique et a été récemment impliqué dans un scandale impliquant des hommes prostitués.