accueil > archives > éditos


Une idole américaine

Gore Vidal parle de l'Italie, de l'Irak
— et pourquoi il déteste George Bush

Par Peter Popham

publié dans The Independent le 23 juin 2006


C'est incroyable, mais ce vieux bonhomme est toujours aussi imposant qu'une star du cinéma. Même le sillon latéral qui s'ouvre dans sa joue droite lorsqu'il sourit ou (plus généralement) lorsqu'il grimace à la folie du monde semble mettre en valeur son côté séducteur. Sa voix de baryton reste robuste et musicale. Gore Vidal ne devient pas mou ni gros ou même particulièrement ridé dans son grand âge. Au lieu de cela, il semble prendre la qualité du granite ; méritant de son vivant une place au Mount Rushmore.

Je l'ai rencontré à la Casa della Letteratura, juste à côté du Corso Vittorio Emanuele dans le centre de Rome, où il a tenu cours pendant la majeure partie de la matinée. Il est à Rome pour faire une apparition au festival de littérature le plus célèbre de la ville, sous les voûtes à moitié en ruines de la Basilique di Massenzio, qui date du 4ème siècle de notre ère et qui se dresse à côté du Colisée. Il y était annoncé pour donner une conférence de presse avant lecture, mais à la place, il l'a transformée en série d'interviews : avec l'acuité enthousiaste de celui qui sait ce que les journalistes attendent de lui. Très classe, costume beige et cravate assortie, il est parqué d'un côté du pupitre dans son fauteuil roulant.


Gore Vidal (Photo/the Guardian / UK)

Comme tout le monde le sait, Gore Vidal, depuis des années, a passé le plus clair de son temps en Italie — puis, il y a deux ans, il a déménagé, après avoir perdu à la fois son compagnon de longue date, Howard Austen, et la capacité de marcher. Il est retourné définitivement en Californie du Sud. Je lui ai demandé s'il voyait les choses différemment dans son pays à présent qu'il ne vit plus à l'étranger.

"Je n'ai jamais été un expatrié", répond-il. "Personne, à part l'extrême droite, ne m'a considéré comme un expatrié. Je possédais une maison dans le Sud de l'Italie et une autre dans le Sud de la Californie — mais dans les cercles d'extrême droite, cela est suffisant pour être considéré comme expatrié. L'Amérique a toujours été ce que j'ai écrit sur elle".

Alors, vivre à plein temps aux Etats-Unis, c'est comment ?

"Si vous aimez l'Amérique, c'est un cauchemar", dit-il. "Si vous y faites du fric, vous vous en fichez.

"Lorsqu'on montra la nouvelle constitution américaine à Benjamin Franklin, il dit : 'Je ne l'aime pas, mais je voterai pour elle parce qu'en ce moment nous avons besoin de quelque chose. Mais cette constitution finira par échouer, comme échouent toutes les initiatives de ce genre. Et elle échouera à cause de la corruption du peuple, au sens général'. Et voici où nous en sommes aujourd'hui, exactement comme Franklin l'avait prédit".

Rapidement, nous en sommes venus au message central de Vidal. Comme il le dit lui-même, "j'ai vécu pendant les trois-quarts du 20ème siècle et un tiers de l'histoire américaine". Et à l'écouter parler, on se sent en présence de l'histoire comme avec peu d'autres Américains.

Compagnon de son grand-père aveugle, Thomas Gore - sénateur démocrate de premier plan -, lorsqu'il était encore jeune homme, partenaire de backgammon de John F. Kennedy (avec lequel il était apparenté), ami et scénariste de Fellini, pionnier courageux qui plaça l'homosexualité au centre de sa fiction … Encore aujourd'hui, à 80 ans et confiné dans son fauteuil roulant, il refuse d'abandonner sa place au centre de la scène.

Il reste l'ennemi le plus pugnace, le plus érudit et le plus méprisant de l'administration Bush. Personne n'a accusé les néocons avec plus de passion et de précision que lui.

Pourquoi est-ce si cauchemardesque de vivre en Amérique ? lui demandais-je.

"Nous avons été privés de notre franchise" répond-il. "L'élection a été volée deux fois, en 2000 et en 2004, grâce aux machines à voter électroniques qui peuvent être facilement truquées. Nous avons eu deux élections illégitimes à la suite

"Le petit Bush dit que nous sommes en guerre. Mais nous ne sommes pas en guerre. Parce que pour être en guerre, le Congrès doit la voter. Il dit que nous sommes en guerre contre la terreur, mais cela est une métaphore, bien que je doute qu'il sache ce que cela signifie. C'est comme mener une guerre contre les pellicules dans les cheveux, c'est un combat sans fin et inutile. Nous sommes dans une dictature complètement militarisée. Tout le monde est espionné par le gouvernement. Les trois branches du pouvoir sont entre les mains de cette junte.

"Qui que vous soyez" continue-t-il, "ils disent que vous êtes le contraire. Les hommes qui se trouvent derrière la guerre d'Irak sont des lâches qui n'ont pas combattu au Vietnam — mais qui ont dépensé des millions de dollars pour prouver que John Kerry, qui, lui, était un véritable héros (quel que soit ce que vous pensez de sa politique), était un lâche.

"C'est ce qui se produit lorsque vous avez le contrôle des médias et je n'ai jamais connu les médias plus vicieux, stupides et corrompus qu'ils le sont aujourd'hui".

C'est Maria Ida Gaeta, la directrice du festival Massenzio et qui a le génie d'attirer les célébrités importantes, qui a fait revenir Gore Vidal en Italie. Il lui a dit que la Basilique de Massenzio, à moitié en ruines, était le premier endroit qu'il avait vu à Rome lorsqu'il se rendit pour la première fois dans cette ville, à l'âge de 12 ans. Ce retour semble donc avoir le caractère d'une visite sentimentale — sauf que M. Vidal n'est pas sentimental.

Je lui ai demandé si quelque chose lui manquait de l'Italie depuis son retour définitif, il y a deux ans, en Californie. "C'est juste un endroit", dit-il, le sillon de dédain s'ouvrant dans sa joue. "Je ne suis pas très sentimental en ce qui concerne les lieux".

Allons ! Monsieur Vidal, à d'autres ! Pendant la majeure partie de chacune de ces quarante dernières années, il a partagé avec Howard Austen une villa nommée La Rondinaia, un nid d'aigle en haut des falaises abruptes au panorama infini sur la mer Tyrrhénienne brumeuse et sur la toute proche côte du sud de Naples, rocailleuse, serpentant et magnifique — cette sorte d'endroit paradisiaque pour tous ceux qui ont toujours voulu échapper à la pluie et au brouillard.

La Rondinaia, point culminant de sa vie, fait partie de sa longue période italienne. Elle a commencé en 1959 lorsque le metteur en scène d'Hollywood, William Wyler, l'embaucha avec le dramaturge britannique, Christopher Fry, pour travailler sur le script de Ben-Hur. Il emménagea à Rome pour ce travail.

"Un peu en dessous du couloir de mon bureau", se souvient-il dans un extrait d'un nouveau volume de ses mémoires qui n'a toujours pas été publié et qu'il a lu devant l'auditoire à Massenzio, "Federico Fellini préparait ce qui allait devenir La Dolce Vita. Il était fasciné par notre gigantesque production hollywoodienne… Bientôt il m'appela Gorino (le petit Gore) et je l'appelai Fred.

"Ni Willy Wyler, ni Sam (Zimbalist, le producteur de Ben-Hur) ne voulaient le rencontrer parce qu'ils étaient tous deux conscients de cette mauvaise habitude italienne consistant à reprendre les décors coûteux d'un film américain, une fois terminé, et à les utiliser pour faire un nouveau film. Je pense que c'est ce qui s'est passé avec Quo Vadis. Pour empêcher le vol des décors de Ben-Hur, des gardes arpentaient les alentours du studio longtemps après que le départ de la production. Mais avant cela, j'avais introduit Fred discrètement sur le décor de Jérusalem au 1er siècle. Il était en extase…"

Vidal joua un camée de lui-même dans Roma de Fellini et il écrivit pour ce même réalisateur un scénario sur la vie de Casanova, qui fut tourné plus tard. Avec Howard Austen, il vécut d'abord à Rome, puis s'empara du Nid d'Aigle de 500 m2, construit par la fille de Lord Grimthorpe, un avocat et politicien britannique du 19ème siècle qui possédait la Villa Cimbone, bien plus pompeuse, à une encablure de là.

"Je me suis retrouvé avec de vastes maisons parce que je possède tant de livres", dit Vidal. "Si je ne possédais pas 8.000 volumes, je vivrais dans un studio quelque part".

Peu après le départ de Vidal, un visiteur a écrit : "Malgré le terrain de plusieurs hectares en terrasse, La Rondinaia semble n'être qu'une maison sans terrain, s'élevant de façon abrupte du bout étroit de la propriété, où la dernière corniche se termine en pointe dans la falaise. Cette maison est aérienne, pas imposante, en osmose avec le ciel et la vue plus qu'avec la terre. C'est l'une des rares villas européennes qui n'a aucune façade visible annonçant un statut social élevé".


La Villa Rondinaia

Aucun article sur Vidal n'est complet sans la mention de ses brillants amis et il est vrai que le Nid d'Aigle a accueilli de nombreux invités de marque pendant les 30 années où il fut entre les mains de Vidal et d'Austen. Parmi ceux-ci : Rudolf Noureïev, Lauren Bacall, Paul Newman, la Princesse Margaret, Tenessee Williams et beaucoup d'autres. Pourtant, un de ses vieux amis voyait la solitude — une solitude productive — dans le perchoir italien de Vidal, plutôt que la compagnie.

"Gore passe son temps à travailler, mais en gardant la porte de son cabinet de travail grande ouverte", dit Barbara Epstein, la rédactrice en chef du New York Review of Books, se remémorant ses visites. "Le soir, après un dîner merveilleux avec plein de pâtes dans la petite mais merveilleuse salle à manger — Howard était un excellent cuisinier — vous écoutiez de la musique au salon et dégustiez un petit vin local délicieux. C'était très reposant, douillet même…

"Il est un hôte si fabuleux parce qu'il aime la compagnie. C'est vraiment une maison où il travaillait — et il travaille dur — pendant tout l'hiver. Imaginez qu'il est impatient d'avoir de la compagnie comme s'il économisait pour que veniez le voir et qu'il puisse s'occuper de vous…"

Il travaillait en Italie, mais, ainsi qu'il me l'a dit, il avait toujours l'Amérique à l'esprit. Initié à la politique si jeune — grâce à son grand-père sénateur qui était obsédé par la constitution des Etats-Unis — l'Amérique et ses maux est un sujet qui ne l'a jamais laissé en paix. On soupçonne que, mis à part la nourriture et les paysages, le grand mérite de l'Italie fut de le maintenir à distance de sa terre natale et de ses problèmes.

Fellini, dit Vidal, expliquait qu'il avait choisi "Gorino" pour jouer son propre rôle dans Roma "parce qu'il est typique d'une certaine sorte d'anglo-saxon qui vient à Rome et adopte les coutumes locales". Mais cela était absurde. "Comme je n'ai jamais parlé proprement l'italien, et encore moins le dialecte romain, et je passais mes journées dans une bibliothèque à la recherche du quatrième siècle, j'avais aussi peu 'adopté les coutumes locales' qu'il était possible".

"Je ne suis pas sentimental avec les lieux", déclare Gore Vidal — pourtant ce qui semble le plus probable, c'est que, derrière son masque de granite et ses jugements secs prononcés magnifiquement, il est affecté par une sensibilité trop douloureuse pour l'exposer. "J'ai le mal du pays lorsque je raconte où j'étais en 1992 — ma pièce de travail à Ravello", raconte-t-il à son auditoire à Rome. Et il cite un passage de Palimpseste, le premier volume de ses Mémoires : "Un cube blanc avec un plafond en voûte et une fenêtre à ma gauche qui donne sur le Golfe de Salerne vers Paestum ; à ce moment, une mer gris métal créa un nuage blanc obscurcissant un soleil plus que jamais hostile.

"Alors que je cite ces lignes, je me replonge dans cette époque où Howard était encore en vie et que notre monde n'était pas encore devenu franchement cinglé".

© 2006 Independent News and Media Limited/Traduction française [JFG-QuestionsCritiques]