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cinéma

Comment la Guerre Froide a été gagnée… par les Français

Par John Lichfield, à Paris
The Independent, 19 septembre 2009

article original : "How the Cold War was won... by the French"

Lorsqu’un colonel du KGB décida de divulguer des secrets qui dévasteraient l’Union Soviétique,
il s’est tourné vers Paris. C’est ce que révèle le nouveau film d’Emir Kusturica.



Emir Kusturica, à gauche, joue le role de Serguei Grigoriev, le personnage basé
sur la taupe russe, le Colonel Vetrov, tandis que Guillaume Canet, à droite, est
Pierre Froment, son correspondant français dans « L'Affaire Farewell ».

James Bond et George Smiley peuvent aller se rhabiller ! Qui a réellement gagné la Guerre Froide pour le monde démocratique ? Les Français, naturellement ! C’est l’affirmation plutôt étonnante d’une publicité pour un film d’espionnage français à la fois brillant et sombre, qui sort dans les salles la semaine prochaine [le 23 à Paris]. Bien que cette affirmation soit un peu tirée par les cheveux, il y a quelques fondements à vanter que les services secrets français « ont changé le monde ».

L’histoire de « L’Affaire Farewell » - ou comment une taupe française au KGB a divulgué une information si dévastatrice qu’elle a accéléré l’implosion de l’Union Soviétique – est relativement peu connue en Grande-Bretagne ou même en France.

Un crédit doit être accordé aux Français, autrefois vilipendés « les singes qui capitulent » par, selon toutes les sources, la CIA. Le site officiel de la CIA diffuse toujours en-ligne un essai fascinant, écrit peu après le déclassement de cette affaire en 1996, par Gus Weiss, le fonctionnaire américain qui géra la fin de cette affaire pour le compte de Washington. Il conclut : « [Le] dossier Farewell… a conduit à l’échec d’un programme crucial [d’espionnage de la part du KGB], au moment exact où l’armée soviétique en avait besoin… En même temps, avec l’intensification de la défense américaine et une économie soviétique qui piétinait déjà, l’URSS ne pouvait plus rivaliser. »

La version officielle des événements montre que la taupe française était le Colonel Vladimir Vetrov, du Directoire T, le bras de l’espionnage industriel du KGB. En 1981-82, Vetrov a livré aux services secrets français plus de 3.000 pages de documents, ainsi que les noms de plus de 400 agents soviétiques en poste à l’étranger. Cette information, partagée par Paris avec ses alliés de l’OTAN, était à la fois profondément alarmante et extrêmement encourageante.

Le Colonel Vetrov, dont le nom de code était « Farewell » pour les Français, dévoila les stratégies soviétiques qui leurs avaient permis d’acquérir, légalement et illégalement, la technologie avancée des occidentaux. Il dénonça aussi l’échec lamentable du système communiste à rivaliser avec les avancées occidentales rapides dans la micro-technologie électronique.

Cette affaire a directement influencé la décision du Président Ronald Reagan de lancer le programme « Guerre des Etoiles » en 1983 : un bluff de haute technologie qui devait attirer l’URSS dans une tentative financièrement inabordable et calamiteuse pour rester au niveau du monde démocratique.

Raymond Nart, l’officier français des services secrets qui s’occupait de l’affaire depuis Paris, a rapporté que le Colonel Vetrov avait approché les Français, parce qu’il avait été posté autrefois à Paris et qu’il adorait la langue française. Son contact original était un homme d’affaire français à Moscou et, ensuite, un attaché militaire français et sa femme. Il faisait passer des secrets en échangeant des sacs de shopping avec celle-ci dans un marché moscovite.

Ce Russe n’a jamais demandé d’argent ou une nouvelle vie à l’Ouest. Selon M. Nart, c’était un « homme incontrôlable, qui oscillait entre l’euphorie et la surexcitation ». Il semble qu’il fût motivé par la colère qu’il éprouvait envers le système soviétique et, peut-être, par de la rancune personnelle. Il finit par se faire prendre et fut exécuté, après avoir poignardé sa maîtresse et tué un policier dans un parc de Moscou, en février 1982. Cette affaire reste extrêmement sensible et mystérieuse, en Russie comme en France. La Russie démocratique de Vladimir Poutine (un ancien du KGB) et de Dimitri Medvedev a fait pression sur le célèbre acteur russe, Sergueï Makovetsky, pour qu’il se retire du film français, L’Affaire Farewell, qui sera présenté en avant-première au festival du film de Toronto cette semaine. La demande d’autorisation de tournage en Russie a été refusée.

D’anciens officiers des services secrets français ont essayé de fourvoyer le réalisateur du film, Christian Carion (nommé aux Oscars pour « Joyeux Noël », un film sur la fraternisation dans les tranchées en décembre 1914). Ces anciens agents [français] lui ont dit que l’affaire Farewell n’était pas ce qu’elle semblait être. Toute cette affaire, selon eux, avait été concoctée par la CIA pour tester la loyauté envers l’Ouest du président socialiste, François Mitterrand, après son élection en mai 1981.

Même Mitterrand en était arrivé à croire cette version des événements et il vira, en 1985, un chef de haut-rang des services secrets français. Ces accusations, réfutées officiellement par Washington et Paris, trouvent presque certainement leur origine dans la jalousie entre les services d’espionnage français qui se font concurrence. Farewell était « géré » - à l’insistance même de la taupe – par une agence française de contre-espionnage relativement petite, la DST (Direction de la Surveillance du Territoire), qui n’était pas censée opérer à l’étranger.

L’ancien ministre français des affaires étrangères, Hubert Védrine, conseiller diplomatique du Président Mitterrand à l’époque, n’a aucun doute de l’existence de Farewell. « Cette affaire d’espionnage a été l’une des plus importantes du 20ème siècle », a-t-il déclaré. « A aucun autre moment, depuis 1945, le système soviétique n’a été si complètement exposé à la lumière du jour. »

M. Védrine rejette l’insinuation – faite par la publicité qui entoure le film, plutôt que par le film lui-même – selon laquelle l’affaire Farewell aurait provoqué l’effondrement de l’Union Soviétique. Mais, à l’instar du haut-fonctionnaire américain, M. Weiss, il soutient que cette information fournie par la taupe du KGB a été l’un des catalyseurs de la chute de l’URSS, neuf ans plus tard. En faisant en sorte qu’il soit plus difficile aux Soviétiques de rivaliser avec l’Ouest, cette affaire a amplifié les doutes et les tensions au sein de la hiérarchie communiste et contribué à l’ascension – mais également à saper son travail – du réformateur en puissance, Mikhaïl Gorbatchev.

Ce film, L’Affaire Farewell, tourné en russe, en français et en anglais, donne la vedette à l’acteur bosniaque, Emir Kusturica, qui joue le rôle de la taupe du KGB, et à Willem Defoe, celui du directeur de la CIA. Afin d’accorder au scénariste-chercheur, Eric Raynaud, la licence cinématographique de cette histoire, le Colonel Vetrov a été renommé Sergueï Grigoriev. Les agents français sont regroupés en un seul personnage, un homme d’affaire devenu espion malgré lui, Pierre Froment, joué par Guillaume Canet.


Willem Defoe, à gauche, jour le rôle du chef de la CIA, qui a fait l’éloge de l’opération française.

Ce film, qui a reçu des critiques élogieuses, est très loin d’un James Bond avec courses-poursuites. Il ressemble plus à un John Le Carré bien français : en partie, essai historique, en partie, psychodrame sur la relation entre l’espion professionnel russe et l’espion amateur français. Le réalisateur, Carion, admet qu’il a sabré des parties de l’histoire. L’agent français professionnel et sa femme n’ont pas trouvé place dans son film et la tentative de Farewell de poignarder sa maîtresse a été laissé de côté parce que « trop déroutante ». L’effet est de minimiser le côté trouble du Colonel Vetrov et d’en faire une histoire d’héroïsme angoissé dans les deux camps.

Le refus de la Russie de coopérer au tournage de ce film s’explique facilement, dit Carion. En 1983, 47 diplomates et journalistes soviétiques, identifiés comme espions par Farewell, furent expulsés de Paris. Parmi eux, un jeune diplomate nommé Alexander Avdeev. Lorsque ce film était à l’état de projet, M. Adveev était de retour à Paris en tant qu’Ambassadeur de la Russie. Depuis, il est retourné à Moscou nommé au poste de Ministre de la Culture.

A quel point cette affaire a-t-elle été importante ? Dans son essai publié sur le site de la CIA, Gus Weiss, qui était membre du Conseil de Sécurité Nationale en 1981 sous Ronald Reagan, offre compte-rendu exhaustif de son importance pour les Etats-Unis. M. Weiss, qui se vit confier la responsabilité de la réponse américaine aux fuites de Farewell, a été agent secret pendant près d’un demi-siècle. Ce qu’il dit est à prendre avec des pincettes, mais il laisse entendre que Farewall a joué un rôle capital pour remporter la Guerre Froide.

« En lisant ces documents, mes pires cauchemars sont devenus réalité », a-t-il dit. L’Union Soviétique, sous couvert de détente, avait soutiré à l’Ouest un tel nombre de secrets techniques, ouvertement et illégalement, que dans les années 70, « notre science soutenait leur défense nationale ».

En même temps, le Dossier Farewell a révélé que l’URSS était beaucoup plus en retard par rapport à l’Ouest dans le domaine de la technologie informatique, que ce que la CIA croyait possible. Selon M. Weiss, les Etats-Unis se sont servis de cette information pour renverser le jeu « et mener la guerre économique à notre manière ».

Des pièces de technologie sabotées ont été refilées à Moscou, « conçues de telle façon qu’elles… apparaîtraient authentiques, mais qu’elles tomberaient en panne plus tard » ; « des puces informatiques [non fiables] créées à cet effet se sont retrouvées dans l’équipement militaire soviétique, des turbines défaillantes ont été installées sur un gazoduc (et qui ont explosé par la suite) et des plans défectueux ont perturbé la production d’usines chimiques, ainsi que d’une usine de tracteurs. »

L’ancien ministre français des affaires étrangères, Hubert Védrine, pense que l’empire soviétique était déjà proche de son effondrement au début des années 80. Son modèle économique ne fonctionnait plus. La guerre en Afghanistan et les dépenses militaires avaient paralysé les finances de l’Etat. La valeur des exportations de pétrole s’était effondrée. Farewell, dit-il, n’a pas provoqué la fin de l’URSS, mais cela a vraiment « précipité le système vers sa fin ».

Gus Weiss arrive à la même conclusion. Contrairement à M. Védrine, il ne verra jamais la version cinématographique des événements. Il est mort en novembre 2003 dans des circonstances mystérieuses, classées officiellement comme suicide. M. Weiss, divisé sur l’Irak avec l’administration Bush, est tombé d’une fenêtre de son appartement, à Washington. Cet appartement se trouvait dans l’immeuble « Watergate ».

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]