Chirac, Sarkozy et une guerre très civile
Reportage de John Lichfield
The Independent, le 25 novembre 2006
article original : "Chirac, Sarkozy and a very civil war"
Le Président français et celui qui voudrait bien lui succéder sont enfermés dans une lutte à mort, en partie personnelle, en partie politique et au plus haut point pernicieuse.
Tuer le père n'est jamais facile. En particulier si le père se rebiffe. Toutes les luttes de pouvoir sont fascinantes. La lutte entre le Président Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, celui qui voudrait bien lui succéder dans le camp de la droite de la politique française, est élémentaire : elle est oedipienne. Il était une fois, en politique, un père et son fils - ou du moins son beau-fils. Il fut un temps où Sarkozy eut une relation intime - certains disent une relation amoureuse - avec la plus jeune des filles de Chirac, Claude.
Cela fait maintenant 12 ans que Chirac et Sarkozy sont brouillés. Désormais, ils se détestent énergiquement. Et pourtant, Nicolas Sarkozy est toujours l'un des rares hommes politiques que Chirac tutoie. Avec son énergie, son culot, son ambition débridée, son impétuosité et son génie tactique (ou sa stupidité tactique occasionnelle) Sarkozy ressemble à Chirac quand ce dernier était jeune. Mais il y a aussi des différences importantes.
Du moins, Sarkozy semble vouloir FAIRE quelque chose et non pas ÊTRE seulement quelque chose. Cela pourrait faire de lui (s'il est élu), soit un président qui réussit mieux, soit un président plus dangereux. Voilà trois ans qu'il a ôté une à une les sondes alimentaires de "papa" Chirac. Le parti politique de centre-droit, que Chirac a créé comme équipement de survie pour son deuxième mandat présidentiel, a été détourné devant les propres yeux du président et converti en sono géante pour claironner les ambitions du jeune homme (jeune au sens politique).
Durant les cinq prochains mois, dans l'attente que la France élise un nouveau président, les 22 avril et 6 mai prochains, le fils indigne prévoit de reprendre l'ensemble de l'entreprise familiale, sans permission. Pire, il a raconté au monde entier que le vieil homme est un idiot ; que le fils gèrera l'entreprise France très différemment ; qu'il deviendra ami avec les anciens ennemis du vieil homme, les Anglo-Saxons ; qu'il a la vision et les tripes pour moderniser et libéraliser la France, ce dont était dépourvu le vieil homme.
Le Président Chirac aura 74 ans mercredi prochain. Il a passé 40 années sur le devant de la scène politique, avec peu de succès à faire valoir. Sa santé est douteuse. Ces deux dernières années ont été une suite de calamités : le rejet par la France de la constitution européenne qui était surtout l'idée de Chirac ; les émeutes des banlieues ; la défaite dans la rue des plans pour libéraliser la loi relative au travail des jeunes. La température politique de Chirac est en dessous des minima ; son rythme cardiaque de popularité à droite - autrefois fois si vigoureux - se voit à peine sur l'écran (1 % dans un sondage récent).
Chirac peut-il rassembler assez d'énergie, sinon pour rallonger sa vie politique, du moins pour détruire les ambitions de son "fils" détesté, rejeté et turbulent ? Il est clair, depuis de nombreux mois, que Sarkozy, 51 ans [NdT : 52 le 28 janvier prochain], le minuscule ministre de l'intérieur, frénétique et au franc-parler, sera le "Prochain Grand Truc" à droite, sur la scène politique française. Il est clair qu'il sera le principal candidat de la droite dans les élections présidentielles du printemps prochain. Il est tout aussi clair, depuis plusieurs mois, que Chirac fera tout ce qui est en son pouvoir pour ruiner les chances de Sarkozy, même si cela signifie laisser gagner la présidence à la gauche. Ce qui n'est pas tout à fait clair est si Chirac a toujours la force de le faire.
Selon un vieux fidèle chiraquien, quelque chose de nouveau s'est produit, ces derniers jours et semaines, qui a réveillé les espoirs du président et ses instincts pour le combat politique. La victoire écrasante de Ségolène Royal dans la "primaire" socialiste la semaine dernière a semblé être une mauvaise nouvelle pour la droite française. Voici une femme qui attire le soutien de la gauche, du centre et de la droite. Voici une personnalité politique, parce qu'elle est une femme, qui offre un profil "différent" de dirigeant dont la France aspire, sans menacer d'un changement de direction abrupte qui effraye la "France Moyenne". Le Président Chirac, selon cette source bien-placée, pense que Madame Royal est son aubaine, l'occasion divine - ou socialiste - de sortir de son agonie. Ou au moins de faire couler Sarkozy.
Il s'est convaincu lui-même qu'il peut encore, à 74 ans, sortir comme le seul homme politique à droite capable de réduire les prétentions de Mme Royal. Il pense qu'il revient à un "grand-père" (c'est à dire : lui-même) de remettre à sa place celle qui voudrait être la "mère" de la France.
Tout ceci pourrait bien être le fantasme d'un vieil homme désespéré et revanchard, encouragé par un entourage personnel et politique, terrifié à la sombre perspective de l'ère post-chiraquienne. Ça ne fait rien. Alors que Sarkozy plongera dans les sondages dans les jours qui viennent, ce qui semble possible, les forces de la chiraquie redoubleront d'effort pour le faire chuter. Ils pourront désormais dire qu'ils ne cherchent pas à diviser la droite - que Dieu les en garde ! - mais de la sauver, de Sarkozy et de sa défaite certaine contre Ségolène Royal.
En d'autres termes, le Président Chirac pense que, finalement, son manque de bol pourrait avoir tourné.
Depuis trois ans ou plus, Sarkozy a eu une série extraordinaire de bonne fortune dans sa campagne pour supplanter Chirac. Presque tout est allé dans son sens : la mauvaise santé de Chirac ; la série de désastres politiques de Chirac ; l'effondrement rapide de la popularité du Premier ministre, Dominique de Villepin, adonis et poète-bureaucrate non-élu promu par Chirac il y a deux ans pour entraver le chemin de Sarkozy.
Même la glauque affaire Clearstream - une tentative maladroite, en 2004, par des personnes inconnues de faire passer Sarkozy pour quelqu'un de corrompu - a fini par l'aider. Quelle que soit la vérité dans cette affaire bizarre, beaucoup en France pensent que Chirac et Villepin ont essayé, au strict minimum, d'entretenir des allégations manifestement fausses pour détruire leur collègue et rival. Quelles sont les origines de cette haine vicieuse à la tête du parti de la majorité ? Elles sont en partie politiques, en partie personnelles.
En 1983, Sarkozy, à 28 ans, fut élu comme plus jeune maire de France, dans l'une des communes les plus riches, Neuilly-sur-Seine, un ghetto pour les riches et les puissants entre Paris et les gratte-ciel de la Défense. À partir du milieu des années 80, alors que Chirac était le maire de Paris, juste à côté, et fomentait sa deuxième campagne présidentielle (des quatre qu'il a menées ; deux défaites et deux victoires), le jeune maire de Neuilly devint l'un des plus proches confidents du dirigeant gaulliste d'alors. Il devint, en fait, le confident de tout le clan Chirac. Bien que Sarkozy fût marié, il se compromit amoureusement avec la fille de Chirac, Claude. On dit que la femme de Chirac, Bernadette, le considérait comme le gendre idéal. Au début, cette relation se termina amicalement. Sarkozy fut le témoin de Claude lors de son mariage en 1992 avec un journaliste [NdT : le politologue du Figaro Philippe Habert].
Environ à la même époque, Sarkozy rencontra la femme qui allait devenir sa deuxième femme, Cécilia. L'amitié avec le clan Chirac s'effondra vers 1994 lorsque Sarkozy - alors Ministre du Budget - déclara qu'il allait soutenir Edouard Balladur, le Premier ministre et ancien compagnon de Chirac, dans l'élection présidentielle de 1995.
Jacques Chirac se senti politiquement trahi. Pire, la femme et la fille de Chirac se sentirent personnellement humiliées par quelqu'un qui avait été autorisé à franchir le seuil de l'intimité familiale, une frontière qui est jalousement gardée dans la haute bourgeoisie française. On dit que Bernadette Chirac a fait la remarque suivante : "Quand on pense qu'il nous a vues en chemises de nuit !…"
Mais, en 1995, Sarkozy a soutenu le mauvais cheval. Chirac n'a fait qu'une bouchée de Balladur et est devenu président. Pendant un bon moment, Sarkozy a été banni vers les ténèbres. Il a orchestré, par la cajolerie, son retour à une confiance mitigée et a connu un succès spectaculaire lorsqu'il est devenu le ministre de l'intérieur tonitruant après la réélection de Chirac en 2002. Dans ce qui a semblé être une hâte indécente aux yeux de Chirac - et pas seulement à ses yeux - Sarkozy a usé de sa popularité pour lancer une campagne de facto pour succéder, quatre ans avant la prochaine élection, à son patron.
En jouant sur l'âge de Chirac et un avenir incertain, en ayant le courage et le culot de dévoiler son jeu en premier, Sarkozy a retourné un grand nombre de politiciens et de supporters de base du parti de la majorité, l'UMP, en Chiraco-Sarkozistes et ensuite en Sarkozistes purs et simples. Lorsque Chirac essaya de l'empêcher de devenir président de l'UMP en 2004, il était trop tard. Le soutien pour Sarko dans le parti, créé deux ans auparavant pour idolâtrer Chirac, était trop fort.
Sarkozy a commencé à parler de "rupture" avec 30 années de politique centriste défaillante. En d'autres termes, il a commencé à faire campagne, non seulement contre la gauche, mais contre Chirac - de l'intérieur du gouvernement. Il était trop populaire pour être viré. À la place, lui et ses supporters pensent que les forces de la chiraquie se résument à des sales tours.
Il y eut l'affaire Clearstream : l'accusation bidon que Sarkozy, et d'autres, détenaient des comptes illégaux au Luxembourg. Pire, peut-être, il y eut la fuite délibérée dans la presse, au printemps 2004, de rumeurs - qui se sont avérées exactes - qu'il y avait de sérieux problèmes derrière la façade du mariage puissant apparemment parfait entre Nicolas et Cécilia. Madame Sarkozy s'est enfuie à New York avec un autre homme mais finit par être persuadée de revenir. Sarkozy tient toujours l'entourage de Chirac pour responsable d'avoir, à l'origine, répandu ces rumeurs et d'avoir transformé en crise un conflit domestique. [1]
Dans l'ensemble, cependant, la chance de Sarko a tenu bon. Chirac fut humilié par la défaite au référendum constitutionnel et semblait vieux et dépassé. Il a eu une mini-attaque ou "petit accident vasculaire", ce qui a rappelé à tout le monde que même lui ne pourra pas durer éternellement.
Les émeutes de 2005 auraient pu faire du tort à Sarkozy. C'est certainement ce qu'espérait l'Elysée. Le langage abrupt du Ministre de l'Intérieur - décrivant les bandes de jeunes des banlieues comme des racailles - avait contribué à faire monter la colère dans les banlieues abandonnées et mécontentes. En fait, après les émeutes, le ministre de l'intérieur était vu par de nombreux électeurs blancs de la classe moyenne comme leur meilleure protection contre la violence des banlieues. La popularité de Sarkozy a continué de monter.
Ces derniers mois, il y a eu une bataille inconvenante entre le numéro deux du gouvernement français, Sarkozy, et le Président et son Premier ministre. À divers moments, les deux camps ont appelé, ou accepté, une trêve, seulement pour commencer à s'attaquer les uns les autres, quelques jours plus tard, dans des termes à peine voilés.
Le camp Chirac - réduit à seulement environ 50 fidèles parmi les 353 députés UMP - s'est plaint de l'état d'esprit non-démocratique et autoritaire qui règne au sein du parti idolâtrant Sarkozy. Ils ont protesté contre les plans de Sarkozy de tenir la conférence du parti le 14 janvier pour élire le candidat à la présidence. Ceci était, ont-il dit, irrespectueux vis-à-vis du Président Chirac, qui avait fait savoir qu'il ne déciderait pas avant plus tard dans l'année s'il serait ou non candidat. Néanmoins, ces plans ont été confirmés cette semaine.
En septembre, Sarkozy, convaincu que Chirac ne pouvait plus rien contre lui, a ajouté un grave affront à la blessure. Il s'est rendu aux Etats-Unis, a rencontré George Bush et a déversé son dédain sur la réussite la plus fière (certains disent la seule) de Chirac pendant son deuxième mandat : sa résistance à l'invasion anglo-américaine de l'Irak en 2003. Lors d'un discours à New York, Sarkozy a déclaré que, lorsqu'il sera président, il interdirait l' "arrogance" et la "grandiloquence" comme outils diplomatiques. Il ne permettrait pas que les désaccords avec les alliés "deviennent une crise". Il n'essayerait pas délibérément d'embarrasser les amis de la France. [2]
Depuis lors, il est devenu clair qu'il n'y aurait pas de réconciliation paternelle à droite : seulement une lutte à mort. Chirac et Villepin refuseront de rejoindre la course aux primaires de l'UMP, qui ont officiellement commencé cette semaine. À la place, on s'attend à ce que l'un des deux ou un autre - il se pourrait que soit Chirac lui-même - monte une campagne indépendante au printemps, offrant une alternative à "Sarko" et à "Ségo". Bien sûr, une telle stratégie risque de diviser la droite et d'offrir la victoire à Ségolène Royal. Cela fait aussi courir le risque de permettre au vieux routier de l'extrême droite, Jean-Marie Le Pen, de s'immiscer entre les deux candidats, pour le deuxième tour, devant Sarkozy ou tout autre candidat de la droite majoritaire.
Si Chirac est incapable de rester lui-même au pouvoir, il accueillerait allègrement Royal comme présidente. À part toute autre considération, il a une peur bleue d'être poursuivi pour ses irrégularités financières alléguées, dans les années 90, une fois qu'il aura perdu son immunité présidentielle.
Chirac soupçonne que Sarkozy pourrait encourager une telle enquête, comme acte final du parricide. En tant que présidente, Royal aurait d'autres choses à se préoccuper.
Que ce soit réaliste ou non - très certainement non - Chirac et ses conseillers se sont auto-convaincus que le président pourrait encore être capable de saisir un troisième mandat. Ils sont convaincus que Sarkozy est fragile émotionnellement ; qu'ils peuvent le harceler jusqu'à ce qu'il fasse une erreur épouvantable. Une performance nerveuse de "Sarko" aux actualités télé cette semaine n'a rien fait pour les décourager.
Si les sondages du jeune homme commencent à plonger sérieusement, si Royal semble certaine de l'emporter, ils pensent que la chance du président arrivera. Les électeurs de droite, la France dans son ensemble, se tourneront en désespoir de cause vers le grand-père pour sortir du foutoir que le vieil homme a largement créé. Dans tous les cas, vaincre le fils, pas la mère, est ce qui importe le plus.
© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]
Notes :
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[1] Le grand spectacle de l'investiture de Sarkozy, comme président de l'UMP, au Bourget, avait été mis en scène par Richard Attias, président de Publicis World Events, le 28 novembre 2004. Ce serait ce soir-là que Cécilia Sarkozy et Richard Attias auraient échangé les premiers regards tendres et l'idylle se serait nouée. Pendant que monsieur sillonnait la France pour défendre le oui au référendum sur la Constitution européenne, madame en avait profité pour faire ses bagages et quitter le domicile conjugal.
Pendant longtemps, l'entourage de Sarkozy a dit que Cécilia ne reviendrait pas. Elle était éperdument amoureuse de cet homme qui connaît tous les grands de la planète, Nelson Mandela, Bill Clinton, Richard Gere ou encore Quincy Jones, et qui organise depuis 1996 le Forum de Davos pour tout ce qui touche aux infrastructures et à la logistique.
Elle avait demandé le divorce d'avec Nicolas, ce qui avait mis ce dernier hors de lui. Mais Cécilia avait des arguments de taille pour que Sarko flanche: les preuves des multiples infidélités de Nicolas durant les dix-neuf années qu'a duré leur relation. Le ton est monté, et Mme Sarkozy prit la porte pour rejoindre son amant en Jordanie, pour le Forum économique de Petra.
Les pressions exercées par Nicolas Sarkozy pour faire revenir sa femme ont, dans un premier temps, été sans effet. Toutefois, les multiples "menaces" dont aurait fait l'objet Richard Attias, devenu alors persona non grata sur le sol français, auraient fini par avoir eu raison du rival et Cécilia est finalement revenue au domicile conjugal.
[2] On se souviendra notamment du discours de Sarkozy qui commençait en ces termes : "Call me Sarkozy the American" [Appelez-moi Sarkozy l'Américain !]. Quant à la grandiloquence que Sarkozy voudrait bannir de la diplomatie française, il faut y voir une référence au fameux discours de Dominique de Villepin au Conseil de Sécurité de l'Onu, contre la guerre d'Irak.