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Elections présidentielles 2007

Tour de France, 3ème étape :
Forbach, en Lorraine

Par John Lichfield, à Paris

The Independent, le 18 avril 2007
article original : "Tour de France, Stage 3: Forbach, Lorraine"

'Nous savons que nous devons voter. Mais
comment une fille peut-elle diriger la France ?'


Quatre jeunes gens de 19 ans, en jeans et casquettes, sont assis à l'extérieur d'une boutique de kebab, dans l'ancienne ville minière en difficulté de l'Est de la France. De quoi parlent-ils ? De musique, de filles, de foot ? Non, ils parlent de l'élection présidentielle de ce dimanche.

Ils sont déterminés à aller voter (pour la première fois). Ils ne sont juste pas sûrs pour qui. "Nous devons voter. Nous savons que nous devons voter. Mais aucun candidat ne s'adresse à nous," dit Michael. "Peut-être Ségolène," dit Jérôme. "Mais je ne vois pas comment une fille peut diriger la France."

Michael est le produit des vallées minières de l'est de la Lorraine. Il est à-moitié polonais et à-moitié algérien. Parmi les autres, deux sont de descendance française et l'un vient d'une famille italienne. Tous les pères et grands-pères de ces garçons étaient des mineurs de charbon. Depuis qu'ils ont quitté l'école, ils se sont démenés pour trouver des emplois en CDD comme chauffagistes ou chauffeurs de camionnettes de l'autre côté de la frontière en Allemagne, à cinq kilomètres.

"Là-bas, ils ont beaucoup d'emplois," dit Michael. "Pourquoi ? Parce qu'ils travaillent tous les uns pour les autres. Ici, en France, tout le monde travaille l'un contre l'autre."

"Je gagne 800 € par mois," ajoute Jérôme. "Une paire de basket coûte 150 €. Comment pouvez-vous vivre ainsi ?"

Bienvenue à Forbach, une ville au bord du pays et une ville au bord de la crise de nerf. Au premier tour de la dernière élection présidentielle en 2002, Forbach a voté à 29% pour Jean-Marie Le Pen - le troisième plus haut score pour l'extrême droite de toutes les villes de France.

Cela peut sembler étrange. Forbach est une ville construite par des vagues successives d'immigration. Des années 20 aux années 70, des Polonais, des Italiens, des Yougoslaves, des Turcs et des Algériens sont venus ici pour travailler dans les mines. La dernière mine a fermé en 2002.

Forbach est à cinq minutes de l'Allemagne, où de nombreux résidents locaux travaillent désormais. La ville essaye de reconstruire son économie avec des industries légères et modernes, attirées par la proximité de l'Allemagne, du Luxembourg, de la Belgique et des Pays-Bas. Le chômage y est de 17% - le double de la moyenne nationale - mais il n'y a aucun problème particulier de criminalité. L'on pourrait penser que Forbach fût la dernière ville de France à voter pour l'anti-européen xénophobe, M. Le Pen. Réfléchissez une deuxième fois.

J'ai rencontré Jules sur le marché de Forbach, un ancien mineur de 57 ans, en bonne condition physique, avec une chemise rouge ouverte. Il ressemblait un peu à l'un de ces personnages de ces vieilles affiches staliniennes vantant le "travailleur" idéal.

Jules avait l'habitude de voter communiste et, occasionnellement, socialiste. La dernière fois, il a voté pour M. Le Pen. Cette fois-ci, il votera pour Le Pen. "Pourquoi ? Pour dire aux hommes politiques de se réveiller. Forbach n'est plus Forbach. La France n'est plus la France. Si vous venez ici la nuit, tout ce que vous pouvez voir, ce sont des gamins arabes ou turcs faisant pétarader leurs motos ou faisant hurler leurs autoradios. Les gens ont peur de venir dans leur propre ville."

J'ai pris un verre au bar avec Dominique Pirrera, 36 ans, dont la famille est arrivée ici d'Italie dans les années 50. "Ici, à Forbach, tout le monde en veut à tout le monde," dit-il. "Ceux qui travaillent en Allemagne en veulent aux Allemands. Ceux qui ne travaillent pas en Allemagne en veulent à ceux qui y travaillent. Les mineurs à la retraite en veulent aux jeunes Arabes sans emploi de ne pas travailler. Les chômeurs en veulent à tous ceux qui ont un travail et conduisent de jolies voitures."

Lors du premier tour de la dernière élection présidentielle, Forbach faisait partie d'un croissant, le long des frontières françaises de l'Est et du Nord, qui a soutenu le FN au-dessus de la moyenne. Au Nord et au Nord-Est, ce croissant coïncide avec l'ancien centre aujourd'hui déprimé de l'industrie lourde française du charbon, de l'acier et du textile.

J'ai demandé à l'ancien député socialiste de Forbach, Roland Metzinger, 67 ans, si l'extrême droite restait aussi forte dans l'est de la Lorraine cette année.

"Très sincèrement, je dois vous dire qu'exactement la même chose va se reproduire," a-t-il dit. "Le monde est compliqué et menaçant. Le Pen colporte des solutions simples que tout le monde peut comprendre. 'Tout ce que vous devez faire est de fermer les frontières aux marchandises étrangères. Renvoyer les immigrés chez eux'."

M. Metzinger dit que la véritable source de la popularité de M. Le Pen n'est pas la violence ou même, finalement, la xénophobie. C'est la perte d'identité.

"La disparition de l'industrie du charbon signifie que nous avons perdu le sens de nous-même, notre sens de la communauté, le ciment qui nous maintenait ensemble. Ici, autrefois, les mines s'occupaient des gens du berceau jusqu'à la tombe. Maintenant, les gens doivent affronter les risques et le changement constant. On ne se posait pas la question de l'emploi, le travail était assuré. Aujourd'hui, les jeunes, les enfants des mineurs, doivent chercher du travail et parfois ils ne trouvent rien. En ce sens, Forbach est une version extrême de la France, un microcosme français."

J'ai demandé aux quatre jeunes gens à l'extérieur de la boutique de kebab pour qui ils pensaient finalement voter, dimanche. Ils ont tous rejeté immédiatement Le Pen. Tous ont rejeté le candidat du centre-droit, Nicolas Sarkozy. "Il est le candidat de la police. Il ne veut que restreindre les libertés des jeunes," a dit Michael.

Deux des jeunes gens envisageaient de voter pour le centriste, François Bayrou. L'un d'eux aimait bien le jeune candidat trotskiste plausible, Olivier Besancenot.

J'ai demandé aux garçons comment ils voyaient l'avenir. Ce qu'ils voulaient faire de leurs vies ? "Quitter Forbach," répondit instantanément Jérôme. "Quitter la France," a dit Michael.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]