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Elections présidentielles 2007

Tour de France, 4ème étape :
Grenoble

Par John Lichfield

The Independent, le 19 avril 2007
article original : "Tour de France, Stage 4: Grenoble "

La classe moyenne se soulève contre la vieille élite


Nous sommes assis là où des gens célèbres ont été assis avant nous, au Café de la Table Ronde, le plus vieux restaurant de Grenoble. Parmi les précédents clients, dans les siècles antérieurs, il y a eu Stendhal, l'écrivain, le Premier ministre socialiste des années 30, Léon Blum, et - dans un autre registre - l'homme qui écrivit les paroles de l'hymne trotskiste français, "Le Temps des Cerises".

Un endroit parfait, donc, pour parler de ce qui est peut-être le changement politique français dans l'élection présidentielle de dimanche : la défection d'une grosse partie de la gauche française en faveur du centre.

Un photographe arrive pour prendre en photo la personne qui m'accompagne, Catherine Cuenca. "Qui est-elle ?" semblent se demander les autres dîneurs. Est-elle une autre de ces personnes célèbres en visite à la Table Ronde ? Est-elle une célébrité ou, comme le disent les Français, un people ?

Catherine Cuenca est une personne très importante. Elle est une électrice. J'ai demandé au staff local de campagne de François Bayrou, le candidat centriste, de me mettre en contact avec quelqu'un qui était auparavant à gauche, culturellement et politiquement, et qui soutient aujourd'hui M. Bayrou. Ils ont suggéré Mme Cuenca. Elle s'est avérée être le choix parfait : une porte-parole réfléchie et éloquente de ce mélange de frustration de la classe-moyenne et d'idéalisme, qui a bousculé les prévisions électorales claires gauche-droite des experts français - et étrangers (y compris mois-même).

Mme Cuenca a 43 ans. Elle est scénariste pour la télévision et travaille beaucoup pour les dessins animés ; elle a sa propre petite société de production. Elle vit avec son mari et son fils de sept ans dans un village magnifique d'une vallée alpestre près de Grenoble. Auparavant, elle a toujours voté à gauche (la dernière fois pour le Premier ministre socialiste, Lionel Jospin). Elle s'est reportée sur M. Bayrou "parce que le monde a changé et les divisions et les problèmes se sont déplacés. Les Socialistes sont coincés avec leurs vieux thèmes des travailleurs contre les patrons. La question n'est plus là. Le véritable problème, dans le monde moderne, est les Gros contre les Petits, comment préserver la créativité individuelle, l'authenticité et le niveau de vie dans un monde qui est de plus en plus dominé par des grosses opérations anonymes qui ne sont guidées que par l'argent et les statistiques, pas par les gens."

Sur ce Tour de France de The Independent avant le premier tour du scrutin présidentiel, nous avons parcouru 600 kilomètres vers le Sud depuis la Lorraine ex-industrielle pour nous rendre dans la dynamique et magnifique ville alpine de Grenoble. Nous sommes venus ici parce que Grenoble est une ville créative de la classe-moyenne par excellence. L'une des nouveautés de la campagne électorale de cette année est la révolte de la classe-moyenne française ou d'une partie de cette classe-moyenne. Traditionnellement, les classes-moyennes du secteur public et du secteur professionnel créatif ont été largement satisfaites du Modèle Français. Les impôts étaient relativement élevés mais les services publics - l'éducation, la santé, le transport - marchaient bien. À la différence des classes-moyennes britanniques, les Français aux revenus moyens n'avaient pas le sentiment qu'ils devaient "payer une deuxième fois" pour les écoles privées ou la santé.

Au cours des 10 ou 15 dernières années, les revenus de la classe-moyenne se sont réellement réduits. Le revenu annuel moyen en France est désormais de 18.000 €. Celui de la classe-moyenne est peut-être de 25.000 € ou de 17.000 €. Le logement est plus cher ; les écoles et les systèmes de santé restent bons mais sont plus inégaux qu'ils n'étaient. Les enfants des classes-moyennes ont de plus en plus de mal à accéder à une carrière professionnelle.

"Mes amis disent qu'ils ont l'impression qu'ils travaillent de plus en plus dur pour gagner de moins en moins," dit Mme Cuenca. "Ils ont l'impression que beaucoup est fait pour les pauvres - ce qui est normal. Ils savent que les riches sont riches et qu'ils sont peut-être devenus plus riches. Mais rien n'est fait pour les gens qui se trouvent au milieu."

Au contraire, disons, des classes-moyennes britanniques dans les années 70 pré-thatcheriennes, Mme Cuenca et les gens comme elle n'appellent pas à faire un feu de joie du système. Ils se sont portés vers M. Bayrou, plutôt que sur le candidat de centre-droit, Nicolas Sarkozy, parce qu'ils croient qu'il peut être capable de sauver le meilleur de la France, pas d'importer ce qu'ils considèrent comme la culture britannique ou étasunienne ultra-libérale consistant à laisser faire le marché. Ils voient aussi M. Bayrou comme une sorte d'homme politique plus sincère et plus pragmatique, qui n'est pas lié aux élites traditionnelles de la droite et de la gauche. "La France est une pyramide," dit Mme Cuenca."Une toute petite élite, de droite comme de gauche, a toujours bloqué le haut de la pyramide. Ségolène Royal [la candidate socialiste] fait partie de cette élite. Il n'y a qu'avec Bayrou que nous pourrons ouvrir la pyramide et laisser un peu d'air et de lumière entrer dans le système."

Selon les sondages d'opinion, M. Bayrou a chuté à environ 18%, cinq ou six points derrière Mme Royal. Ses chances d'atteindre le second tour paraissent bien minces. Cependant, les sondages d'opinions se sont trompés dans le passé. Une grande partie de l'électorat reste déterminée à voter mais elle est toujours indécise. Certains, de la gauche modérée, aimeraient voir une sorte d'alliance Socialistes/Bayrou brisant les clivages - ne serait-ce qu'en opposition à un Président Sarkozy. Demain : Toulouse, les jeunes et l'extrême gauche.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]