La police arrête le trader français
dont les jeux informatiques ont été
ressentis sur les marchés financiers,
de New York à Tokyo...Le trader solitaire : l'Homme qui a sauvé le monde (ou pas)
Par John Lichfield, à Paris
The Independent, dimanche 27 janvier 2008
article original : "Rogue trader: The man who saved the world (or not)"
Photo de sécurité interne de Jérôme Kerviel, prise par la Société GénéraleL'homme aux cinq milliards d'euros, Jérôme Kerviel, s'est révélé hier être un héros improbable et involontaire de l'époque mondialisée : il est celui qui a sauvé accidentellement le monde de la récession.
Il a aussi été arrêté.
M. Kerviel, 31 ans, a été placé en garde à vue par la police à Paris sur des soupçons de trois sortes différentes de fraude. Il a été rapporté qu'il a dit aux enquêteurs qu'il était prêt à expliquer - s'il le peut - comment ses transactions nocturnes "virtuelles" sur les actions à terme ont coûté à sa banque, la Société Générale, 4,9 Mds d'€.
Les arguments visant à démontrer que M. Kerviel est un héros, de même qu'un fraudeur suspect, sont compliqués - mais pas si compliqués que ça.
Le président de la Société Générale, Daniel Bouton, a rejeté hier comme étant des suggestions "absurdes" que sa décision de déverser, au début de la semaine dernière, plus de 50Mds d'euros de transactions non-autorisées effectuées par M. Kerviel avait fait dégringoler les bourses européennes. Toutefois, les experts boursiers ont indiqué que les lourdes ventes de SocGen de lundi dernier - en particulier les futures allemandes - ont renforcé l'esprit de panique et contribué à pousser les marchés vers le bas.
Ceci, à son tour, a secoué la Réserve Fédérale américaine qui a brutalement baissé son taux directeur mardi, évitant à Wall Street une copie conforme de ce crack et sortant peut-être aussi le monde de la récession.
En conséquence, certains économistes américains respectés célèbrent à présent M. Kerviel comme le sauveur involontaire. "Merci Jérôme", a déclaré l'analyste économique influent, Ed Yardeni, ancien chef économiste de Deutsche Bank Securities. "La récession est presque terminée, grâce à Jérôme Kerviel à Paris et à la réaction de panique [de la Fed] à Washington... Je ne peux pas me souvenir d'un précédent pour un soutien aussi fort de l'économie, avant que la preuve d'une récession ne devienne manifeste".
Mais il y a des raisons tout aussi bonnes d'avoir peur - et même très peur - par rapport à la saga de Kerviel.
Un opérateur de bourse junior, à son poste au sixième étage d'un immeuble à l'ouest de Paris, a accidentellement poussé les commandes de toute l'économie mondiale. Qu'est-ce que cela nous dit sur la puissance incontrôlée des immenses sommes d'argent "électronique", qui sont désormais jouées sur les futures et les fonds spéculatifs ?
Un jeune homme gagnant 150.000 € par an a été prétendument captivé par la croyance qu'il avait découvert une nouvelle formule magique de transactions boursières. Il a été capable de faire des transactions non-autorisées sur des actions à terme valant au moins 50 Mds d'euros, l'équivalent du PIB de Cuba ou de la Slovénie.
Tout au long de l'année dernière, M. Kerviel a effectué des transactions secrètes massives, à son poste de travail, lors de sessions nocturnes - séparément de son travail autorisé. Il a fait un profit qu'il ne pouvait pas facilement expliquer à ses supérieurs. Au lieu d'essayer de voler l'argent et de s'enfuir, il a cherché ce mois-ci à faire des "pertes" délibérée pour compenser ses gains.
Alors que les bourses ont commencé à faiblir, il y a 10 jours, il a découvert qu'il était allé accidentellement beaucoup plus loin qu'il n'en avait eu l'intention, plongeant ainsi son "entreprise" secrète dans un déficit de 1,4 d'euros.
La Société Générale a fini par comprendre le week-end dernier ce qui se passait. Elle a essayé de "déboucler ses positions" ou de se débarrasser de ses transactions, en dépit d'un marché baissier, lundi et mardi derniers.
Ce faisant, la SocGen, la deuxième plus grosse banque de France et le leader mondial dans les futures, semble avoir fait chuter un peu plus les marchés - accroissant ses propres pertes dans le processus. Ceci a conduit un banquier français rival à dire hier que M. Kerviel n'avait réellement perdu à lui seul "que" 1,4Mds d'€ : "La direction de SocGen a perdu le reste".
Comment tout cela a-t-il pu se produire fait maintenant l'objet, en France, de plusieurs enquêtes criminelles et gouvernementales qui s'emboîtent. M. Kerviel a été arrêté hier après-midi à une adresse parisienne qui n'a pas été dévoilée, où s'occupaient de lui sa mère et son frère. Il a été emmené dans une camionnette Renault Kangoo aux bureaux de la brigade financière de Paris, rue du Château des Rentiers, dans le 13ème arrondissement. (Un rentier est quelqu'un qui fait du profit sur le travail des autres.) Il se retrouve face à des accusations relatives à la falsification et à l'usage frauduleux d'archives bancaires et de fraude informatique.
Plus tôt, la police avait visité le siège de la SocGen à La Défense, pour recueillir des enregistrements informatiques qui aideraient à retracer les agissements de M. Kerviel. Vendredi soir, ils avaient investi son appartement vide à Neuilly-sur-Seine, le quartier riche qui se trouve entre Paris et La Défense.
M. Kerviel, un Breton aux origines modestes, avec un parcours universitaire et professionnel médiocre, n'a pas été vu en public depuis que ce scandale a éclaté jeudi matin. Mais l'on a vite appris que son père était décédé il y a moins d'un an et qu'il avait rompu une relation amoureuse depuis. Il n'aurait pas pris de vacances depuis huit mois.
Hormis son échec à surveiller les agissements de son jeune employé, la SocGen se retrouve face à un tas de questions embarrassantes. Les politiques français et même des experts boursiers ont accusé la banque de s'être servie de l'affaire de Kerviel pour "cacher" des pertes beaucoup plus grosses sur le marché américain des subprime, que les 2 milliards d'euros qu'elle a admis la semaine dernière. Les opérateurs de bourse sont furieux que cette banque ait autorisé des transactions normales sur ses actions pour procéder pendant trois jours sans alerter les marchés. Il est probable aussi que l'on pose des questions sur l'attitude de la banque centrale française. La Société Générale a déclaré qu'elle avait averti la Banque de France le dimanche précédent. La Banque Centrale Européenne et la Réserve Fédérale à Washington n'avaient visiblement pas été prévenues, avant mercredi dernier, de la tempête à venir.
Mais la seule grande question qui sort du lot est comment M. Kerviel - un jeune homme armé seulement d'un écran informatique - ait pu parier 50 Mds d'€, 30% de plus que la valeur de sa banque, sur la direction future des bourses européennes. Comment ce put-il que ses supérieurs n'aient rien remarqué ?
Le président de SocGen, Daniel Bouton, a donné hier l'explication la plus complète jusqu'à présent sur les événements incroyables de ces derniers jours. Le quotidien français, Le Figaro, a expliqué que M. Kerviel avait joué un immense jeu informatique avec les marchés - et avec l'argent de la banque - "tout au long de l'année 2007".
M. Kerviel travaillait auparavant au "middle office" de la banque, vérifiant la légalité des transactions passées au "front office". Il y a deux ans, il a été promu au département de transactions Delta One. Son boulot était de faire des transactions sur les contrats à terme "vanille" (c'est à dire, pas complexe) ou sur les mouvements d'actions sur les bourses de Frankfort, Londres et New York.
Ses attributions étaient de parier simultanément sur les mouvements haussiers et baissiers et de faire un petit profit en repérant des petites différences de prix entre les contrats et en les "arbitrant". Il effectuait sa tâche de façon compétence mais non spectaculaire. M. Bouton a révélé que M. Kerviel, en même temps, avait créé une entreprise, ou une expérimentation ou un jeu, tout à fait séparée et brassant des milliards d'euros pour lui-même - inconnue de ses employeurs.
Dans ce monde séparé, il achetait des milliers de contrats à terme bien réels, pariant sur les mouvements des actions et il simulait les contrats "de couverture" qui étaient censés équilibrer ses risques. Il a caché ses activités à la banque en se servant de noms de connexion et de mots de passe volés et en changeant constamment ses positions avant que des contrôles de routine n'arrivent à échéance. En ce qui concernait la banque, sa position était "neutre". En réalité, il a parié massivement tout au long de l'année dernière que les bourses allaient chuter largement.
Etant donné qu'elles ont effectivement largement chuté, il a terminé l'année 2007 avec une position "gagnante", mais d'une sorte qu'il ne pouvait pas révéler à la banque sans admettre les énormes risques et les libertés illégales qu'il avait pris. Par conséquent, il a cherché, a dit M. Bouton, "délibérément à prendre des positions perdantes, afin d'effacer ses précédents gains potentiels".
Le problème était que les positions "perdantes" de M. Kerviel ont trop bien marché - quelque chose que M. Bouton a décrit comme une "tragédie grecque", mais qui pourrait également être appelée une farce à la française.
Il y a deux vendredis de cela, alors que les bourses européennes étaient orientées à la baisse, "ses positions perdantes sont devenues énormes", a déclaré M. Bouton. La position globale de M. Kerviel - neutre en début de journée - a lourdement plongé dans le rouge à la fermeture de la bourse, pour un montant de 1,4 Mds d'€.
Finalement, ses superviseurs ont pigé qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas. Au cours du week-end qui a suivi, M. Kerviel a été mis sur la sellette par des responsables de la banque. En réponse, il a soutenu qu'il avait créé "une nouvelle technique de transactions qui donnait de très bons résultats".
La banque, horrifiée par ce qu'elle avait trouvé, décida de liquider toutes les positions de Kerviel dès l'ouverture des marchés lundi dernier. Lorsque les marchés européens ont ouvert, ils se sont crashés, après la déroute des marchés asiatiques durant la nuit.
Hier, M. Bouton a réfuté comme étant des accusations "absurdes" que la Société Générale avait "causé" le crack des bourses européennes. Il a déclaré que la banque avait été prudente pour respecter les règles selon lesquelles les institutions ne devaient pas faire d'échanges au-delà de 10% du volume sur chaque marché. C'est précisément parce que la banque a été aussi prudente - et honnête - qu'elle a perdu autant d'argent, a-t-il suggéré. Lorsque toutes les positions de M. Kerviel furent fermées, mercredi, la "perte" de la Société Générale avait explosé de 1,4 Mds d'€ à 4,9Mds d'€.
M. Bouton a aussi rejeté avec colère les accusations selon lesquelles SocGen avait "enterré" d'autres pertes embarrassantes en les mettant sur le dos de M. Kerviel. "Je souhaite que les gens arrêtent et réfléchissent", a-t-il dit. "Nous aurions déplacé des pertes dans un nouveau trou depuis un ancien trou ! Comment cela aurait-il pu ne pas être remarqué par nos audits ?"
Beaucoup d'autres questions subsistent. Tout d'abord, qu'est-ce que Jérôme Kerviel pouvait bien essayer d'accomplir ? Et qu'est-ce que les banquiers centraux pouvaient bien faire la semaine dernière ?
On s'interroge pour savoir si Ben Bernanke, le président de la Réserve Fédérale, avait été prévenu par SocGen ou les banquiers centraux européens que cette banque s'apprêtait à déboucler ses positions lundi dernier. La banque française a informé, le dimanche précédent, le gouverneur de la banque de France, Christian Noyer, de ses pertes et l'on pense qu'il en a informé Jean-Claude Trichet, le président de BCE. Mais la Fed nie avoir été informée sur ce qui se passait en Europe.
Des sources bancaires haut-placées à Londres disent qu'il est "étonnant" que la BCE n'ait pas informé la Fed sur ce qui se passait. De plus, elles disent que si Bernanke ne savait pas, alors son action consistant à baisser les taux peut être perçue comme une réaction de panique.
Les traders véreux
Celles de Kerviel sont les dernières d’une longue lignée de pertes vertigineuses causées par des traders non-autorisés jouant des sommes colossales :
Nick Leeson Devenu célèbre en 1995 lorsqu’il a mis à bas la Barings après avoir engendré 1,2 Mds d’€ de pertes à Singapour. Il a passé six ans en prison. Il a fait l’objet d’un film réalisé par Ewan McGregor.
Yasuo Hamanaka Connu sous le pseudonyme de Copperfinger [Doigts de cuivre] ou M. 5% parce qu’il contrôlait cette part de marché du cuivre mondial. Il a perdu 3,9 Mds de d’€ à la bourse des matières premières de Londres, en 1996, alors qu’il travaillait pour Sumitomo.
Toshihide Iguchi Sûrement le pire trader mondial sur les obligations. Il a perdu 1,6 Mds d’€ en 11 ans avec 30.000 transactions non-autorisées pour Daiwa à New York. Emprisonné pendant 4 ans en 1995, il a été condamné à une amende de 4 millions d’€.
John Rusnak 'le Trader véreux', condamné à 7 ans et demi de prison au Maryland en 2003, après avoir perdu $691m à la Allfirst bank, qui faisait alors partie de Allied Irish Bank. Il doit encore à AIB $350m.
Traduction [JFG-QuestionsCritiques]