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La politique de civilisation

La nouvelle philosophie de Sarkozy pour le monde

Par John Lichfield, à Paris
The Independent, mercredi 16 janvier 2008

article original : "John Lichfield: President Sarkozy's new philosophy for the world"


Quoi que son ancienne femme puisse dire sur lui, on doit admirer l'énergie et le culot de Nicolas Sarkozy. Non seulement il s'est trouvé, en un temps record, une nouvelle femme séduisante, il a aussi inventé une nouvelle idéologie politique qui (dit-il) mettra la France — et le monde — sur le cap rationnel du salut de la race humaine.

Le Président Sarkozy promet qu'il "créera une politique de civilisation pour établir la France comme l'âme de la nouvelle renaissance dont le monde a besoin". Après seulement sept mois au pouvoir, le président français n'a pas exactement tout abandonné de ce qu'il a dit et fait jusqu'à présent. Cependant, il a beaucoup retourné dans sa tête sa précédente rhétorique.

Le Président qui allait faire "travailler la France plus pour qu'elle gagne plus" promet maintenant de "ré-humaniser la société". Le Président qui a promis de rendre les Français plus riches — "Je serai le président du pouvoir d'achat" — a embrassé à présent une nouvelle idéologie de "solidarité … de qualité de la vie …"

Le président de centre-droit a même commissionné deux Prix Nobel d'économie, qui penchent à gauche, pour concevoir un moyen d'évincer le PIB comme véritable mesure du bonheur humain et de la réussite politique. Les cyniques pourraient dire que cette idée, d'un registre du SNP (Satisfaction Intérieure Brute), est une tentative de changer les règles d'un jeu que M. Sarkozy était en train de perdre.

D'un autre côté, le Président Sarkozy — politicien brillant et instinctif, malgré ses défauts et ses bizarreries — pourrait avoir raison. L'esprit global de l'époque a changé. L'idéologie des marchés-qui-savent-toujours-mieux et de la loi des banquiers qui a dominé le monde depuis 1979-1980 est de plus en plus discréditée. L'idée selon laquelle la croissance économique peut être maintenue indéfiniment et doit toujours être la mesure de la réussite nationale est mise à l'épreuve, notamment, par les ressources finies de la planète. Mais qu'entend Sarkozy par "politique de civilisation" ? Est-ce son idée personnelle ? Devrions-nous la prendre au sérieux ? Est-ce nouveau, est-ce l'approche un peu à gauche de la part d'un homme politique de droite, comme certains de ces supporters de premier plan le craignent — un signe que M. Sarkozy ait été reprogrammé par sa nouvelle femme hautement intelligente, Carla Bruni ?

La "politique de civilisation" est empruntée à un brillant philosophe et sociologue français octogénaire, Edgar Morin. En tant que nouvelle manière de regarder les problèmes du monde, elle mérite d'être prise très au sérieux. En tant que nouvelle idéologie politique ou feuille de route instantanée, elle a ses limites.

M. Morin lui-même est quelque peu perplexe par la décision abrupte du président de voler ses propres idées.

"Le Président a une personnalité élastique, toujours en mouvement. Il n'a pas encore saisi à quel point l'idée de la 'politique de civilisation' serait radicale", a dit M. Morin. "Ce qui passe par la tête du président et de ses conseillers est un mystère total pour moi. Soit il s'agit juste d'un verbiage qui ne signifie rien, soit il a subi une sorte de conversion profonde". Edgar Morin, 87 ans, est l'un des penseurs français les plus admirés, un héros de la résistance aux origines juives, un ancien communiste qui a établi sa réputation avec une série de livres sur la complexité de la nature, de l'esprit humain et, heu ! tout. La formule — la "politique de civilisation" — provient d'un essai Pour une politique de civilisation, qu'il a écrit avec Sami Naïr en 1997.

Ce livre a été largement ignoré en France mais il a influencé des politiciens — surtout des modérés, la nouvelle gauche — en Italie, en Espagne et en Amérique Latine. M. Morin défend une nouvelle approche de la politique, remplaçant la motivation sans fin pour la croissance économique par la quête du bien-être et du bonheur. La recherche de la "qualité" de la vie devrait remplacer la recherche de la "quantité". L'obsession de la "croissance" abstraite, conduite par les marchés, devrait faire place à une croissance contrôlée et à une réduction contrôlée de l'indésirable et du non-renouvelable, des voitures aux voyages aériens. En gros, la "politique de civilisation" de Morin est un peu verte et un peu rose. "La quantité n'a pas amené la qualité de vie promise", écrit-il. "L'appétit pour l'accumulation … n'a pas produit le bonheur dont nous rêvions".

En tant que nouvelle façon de regarder le monde, les idées de M. Morin sont intéressantes, voire convaincantes.

En tant que manuel de politique pratique, elles pourraient convenir aux Démocrates britanniques libéraux ou aux verts allemands. Comment vend-on une telle approche à un électorat auquel on a appris à toujours vouloir plus de tout ? Qu'est-ce qu'un président français de centre-droit pourra bien faire avec de telles idées, un homme acclamé (à tort) par la droite britannique comme un Thatcher gaulois ?

Le président Sarkozy, nouvellement vert, nouvellement rose et peut-être nouvellement marié, prendra la présidence de l'Union Européenne en juillet. Restez à l'affût !

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]