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Elections présidentielles 2007

Tour de France, 1ère étape :
La Normandie

Par John Lichfield, à Paris

The Independent, le 16 avril 2007
article original : "Tour de France, Stage 1: Normandy "


Les champs et les haies s'éloignent vers la brume qui flotte sur la Manche, à 8 kilomètres de là. Il y a une petite église médiévale charmante de style normand.

Videcosville pourrait presque être un village anglais. Mais il y a une différence qui saute aux yeux. Presque tous les bâtiments du village sont d'anciennes fermes grises. Et presque toutes les fermes sont toujours en activité.

C'est la campagne française que le monde adore : riche, verte et immuable. Ce sont les fermes tirées d'un livre d'image que les candidats à l'élection présidentielle française célèbrent - et promettent de défendre. Même l'indécrottable urbain, le candidat de droite, Nicolas Sarkozy - le favori pour devenir le prochain président de la République - dit que l'agriculture fait partie de l'esprit français, "une manière de vivre, presque une forme de civilisation."

Le candidat centriste, François Bayrou, fils d'agriculteur, aime se faire photographier et filmer en conduisant son vieux tracteur rouge. M. Bayrou suggère que sa politique réformiste prudente est enracinée dans les valeurs terriennes.

Il a promis que, s'il est élu, il défendra la "famille" paysanne. Il peste contre les exploitations laitières de "1.000 vaches" : l'agriculture à "l'échelle industrielle" qui détruira la beauté et le tissu social de la campagne française.

Hubert Beaugrand, 39 ans, un producteur laitier de Videcosville, rejète à la fois Sarkozy et Bayrou comme étant des "hypocrites". "Ils parlent de défendre les familles paysannes et l'agriculture traditionnelle. Ils parlent de défendre l'environnement. Tout cela est du bla-bla. S'ils sont élus, ils poursuivront les politiques existantes qui détruisent en France l'agriculture traditionnelle et respectueuse de l'environnement."

Nous sommes assis autour de la table de la cuisine de la ferme, un jour de printemps de grand beau temps. Les haies sont en fleur. Les vaches normandes, dont la robe psychédélique est faite de blanc, de noir et de marron, ruminent paisiblement dans les champs.

L'associé agricole de M. Beaugrand, Olivier Couture, 51 ans, lève la tête au-dessus de son repas consistant en un steak saignant et des haricots verts. Il dit : "Le gouvernement français déclare défendre ses fermiers. Il défend l'agriculture, oui, mais pas les fermiers. Il défend l'agro-industrie, qui est vitale à l'équilibre commercial du pays. Il se fiche pas mal des fermiers."

Je me suis rendu dans le Cotentin, en Basse-Normandie, pour la première étape d'un "Tour de France" avant le premier tour des élections présidentielles dimanche prochain. J'ai choisi de commencer ici parce que la France rurale - la France profonde - est si importante pour l'image de la France à l'étranger et c'est l'image d'elle-même qu'elle préfère.

Le débat électoral - ou le non-débat - sur l'agriculture et la campagne française illustre parfaitement l'une des bizarreries de l'élection présidentielle de 2007. Une grande partie de l'argument politique semble se dérouler dans le vide, loin des réalités du monde extérieur. Une grande partie du débat se concentre aussi sur une France imaginaire ou "virtuelle" plutôt que sur les réalités de la France changeante, hybride et confuse de 2007. En automne dernier. M. Beaugrand et des centaines d'autres petits fermiers de France - 50, ici, dans le département de la Manche, à lui seul - ont organisé une grève de la faim tournante. Ils protestaient contre la manière dont le ministre français de l'agriculture avait décidé d'allouer les subventions de l'Union Européenne sous les nouvelles règles adoptées à Bruxelles.

En théorie, certaines des très grosses subventions payées aux exploitations les plus grandes, les plus intensives et les plus polluantes devaient être redirigées vers les fermes traditionnelles et respectueuses de l'environnement.

En réalité, Paris a trouvé un moyen d'interpréter les règles pour préserver le flux des subventions pour les grandes exploitations intensives - la locomotive de l'agro-industrie qui fait de la France le deuxième plus gros exportateur d'aliments au monde. Les fermes plus petites, moins intensives et moins polluantes n'ont pas eu grand chose de plus.

Les gouvernements français successifs ont défendu la politique agricole commune au prétexte qu'elle protège la campagne et la qualité des aliments. Dans les 30 dernières années, ils ont présidé à la conversion de vastes bandes de la campagne française (pas toute, en aucune façon) en un désert vert débordant de produits chimiques. Il y avait plus de deux millions de paysans en France dans les années 70. Il n'y en a plus désormais que 600.000. Environ la moitié de ceux qui restent pourraient disparaître dans 20 prochaines années. "Pour moi, c'est simple," déclare M. Beaugrand. "L'avenir de l'agriculture et la survie de la campagne sont la même chose. J'ai choisi de faire de l'agriculture sans fertilisants chimiques et sans pesticides - sans 'brûler' l'herbe en la faisant trop paître - parce que c'est ce en quoi je crois. C'est ce que je pense que notre futur devrait être."

M. Beaugrand et M. Couture - qui ont fusionné leurs fermes en début d'année - ont 50 vaches laitières sur 78 hectares. La plupart de leurs voisins ont deux fois plus de vaches par hectare. Ailleurs, l'élevage intensif, c'est quatre ou cinq fois plus. Parce que la façon dont la France interprète les règles européennes, l'exploitation Beaugrand-Couture, respectueuse de l'environnement, ne reçoit qu'un tiers de la subvention moyenne à l'hectare des fermes de La Manche.

"Nous avons fait une grève de la faim pour attirer l'attention sur le fait que les gouvernements français disent une chose sur l'agriculture et en font une autre," dit M. Beaugrand. "Que voyons-nous dans cette campagne électorale ? Les deux candidats de centre-droit, Bayrou et Sarkozy, parlent de 'l'esprit' de la campagne. Ensuite ils suivent la ligne de la grosse fédération agricole, la FNSEA, qui encourage les taux élevés de production, l'agriculture très intensive qui détruit les petites et moyennes exploitations."

Le seul des gros candidats qui parle de la nécessité d'un changement radical dans la politique agricole, de soutenir les "fermes" traditionnelle, est la socialiste Ségolène Royal. Parmi tous les gros candidats, c'est elle qui a la plus petite proportion du vote des fermiers : même moins que le vieux routier du Front National, Jean-Marie Le Pen.

MM. Beaugrand et Couture, qui font tous deux partie du syndicat des petits exploitants agricoles, la Confédération Paysanne, soutiendront probablement l'ancien dirigeant de leur syndicat, José Bové, au premier tour. Ils voteront pour Mme Royal au second tour (si elle y parvient). Ils sont quasiment les seuls parmi leurs voisins fermiers à même envisager un vote pour Mme Royal.

Comment expliquer un tel paradoxe ? "La plupart des agriculteurs, qu'ils soient gros ou petits, voteront pour Sarkozy ou Bayrou, même s'ils ne leur font pas confiance," a déclaré M. Couture. "Les fermiers, même ceux qui sont petits et qui se démènent pour s'en sortir, sont conservateurs jusqu'à la moelle. Ils ne pourraient se décider à voter à gauche. Encore moins pour une femme. Oui, ils souffrent de la politique actuelle. Oui, ils veulent le changement. Mais ils ont aussi peur du changement, très peur."

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]