accueil > archives > éditos


Direction Beyrouth, sous le feu

Par Robert Fisk

publié dans The Independent, 30 juillet 2006,
article original : 'To Beirut under fire'

Dans sa deuxième livraison de la semaine en direct de la ligne de front, notre reporter de guerre vétéran a confessé qu'il a été si effrayé après une attaque qu'il ne pouvait plus poser son stylo sur le papier

Beyrouth, le 30 juillet 2006 -

Direction Sidon (aujourd'hui Saida). Ed Cody a trouvé un chauffeur cool, qui conduit à 200 à l'heure : Hassan. Il possède une Mercedes noire que j'ai surnommée "Voiture de la Mort" (parce que ce sera le sort de quiconque se trouve en travers de notre chemin). Nous filons à toute allure sur la route côtière et nous tournons à l'est vers l'intérieur des collines qui se trouvent à Naameh, où les Israéliens viennent juste de faire sauter un pont.

Il y a trente ans, Cody était le correspondant à Beyrouth d'Associated Press et il m'a appris comment couvrir les guerres. "Monte dans la voiture, fonce vers la bataille et cherche à savoir ce que font ces trous du cul !", avait-il l'habitude de dire. Cody vient de l'Oregon. C'est un journaliste mince, brillant et très subversif, qui est à présent correspondant à Pékin pour le Washington Post. C'est un type super avec lequel voyager. Les yeux affûtés pour repérer les F-16, courageux sans être poseur, parlant couramment l'arabe, il comprend la sale guerre à laquelle nous assistons et il se complaît dans le cynisme.

"Regarde !" dit-il, pointant son doigt vers un croisement autoroutier qui a été bombardé. "C'est un pont terroriste ! Et si tu prends la direction de Zahlé, tu trouveras un camion terroriste de farine et de céréales !" Si le monde devenait un endroit meilleur, j'ai bien peur que Cody envisagerait le suicide.

Saida est pleine de réfugiés chiites et je pars à la recherche de Ghena Hariri, la fille du député de Saida et nièce de l'ancien Premier ministre assassiné, Rafik Hariri. Elle est diplômée de Georgetown et estime que trois autres immeubles du Hezbollah seront bombardés dans sa ville. Les Israéliens viennent juste de bombarder une mosquée du Hezbollah. Cody et moi partons faire un tour de ce côté afin de jeter un coup d'œil à la coupole en miettes, mais, "l'escadron 112" local libanais - une sorte de police paramilitaire - arrive pour nous en chasser.

Nous retournons à Beyrouth en fonçant à tombeaux ouverts et nous rejoignons l'autoroute côtière, au sud de la ville. C'est une route désolée, sinistre et vide et nous regardons le ciel. Nous faisons un détour du côté de l'aéroport, l'air saturé de la fumée des réservoirs pétroliers en feu et sous la vibration d'une autre bombe massive israélienne, tombée sur les quartiers sud juste au moment où nous passons.

Lundi 24 juillet

En direction du sud-Liban sur un convoi humanitaire. Aucun problème jusqu'à Zahlé, dans la Bekaa - bien que nous ayons croisé le camion de farine "terroriste" de Cody, un missile ayant laissé un gros trou en traversant la porte de la cabine - et ensuite, nous tournons vers le sud en direction du Lac Qaraaoun. C'est une journée merveilleusement ensoleillée et claire, avec quelques nuages duveteux. Puis, nous entendons le cri des jets volant à haute altitude. Nous regardons à nouveau le ciel - je suis en train de devenir un expert en nuages légers et en cumulus.

Au milieu d'un champ de tomates, je vois un bus londonien. Je me retourne vers le chauffeur. "N'est-ce pas un bus londonien?", demandais-je, comme un homme voyant le mouton dans l'arbre dans les Monty Python. "Oui, c'est un bus londonien". C'est bien cela. C'est un sacré gros Routemaster rouge vif à deux étages. Dans la Vallée de la Bekaa ! Au Liban. Pendant la guerre.

À 100 kilomètres au Sud, la route a été soufflée, laissant des cratères en plein milieu et des passages étroits sur les côtés permettant à nos véhicules de passer quand-même. Une bombe israélienne a fait sauter la plus grande partie de la route au-dessus d'un gouffre de 20 mètres et cela me rappelle cette scène dans le film "Aux Frontières des Indes", de J. Lee Thompson (1959), où Kenneth More doit manœuvrer une locomotive à vapeur au-dessus d'un pont de chemin de fer qui a sauté et sur lequel les rails sont encore reliés mais avec le vide en dessous. More se tourne vers Lauren Bacall et lui dit : "Bien sûr, c'est un de mes hobbies, conduire des trains sur des ponts éventrés."

Nous avançons centimètre par centimètre le long de cette portion de route et les cailloux giclent sous nos roues. Le véhicule commence à pencher vers la droite. Je me penche alors vers la gauche. Le chauffeur aussi. Ensuite, nous arrivons de l'autre côté et nous pivotons nos têtes comme des loups pour voir comment le deuxième chauffeur s'en tire. Au nord de Khiam, je peux apercevoir des forêts en feu au nord d'Israël et de la fumée dérivant de Metoullah et j'entends les martèlements des obus à l'intérieur du Liban. Très beau temps. Dommage qu'il y ait la guerre !

Mardi 25 juillet

Je rôde autour de Marjayoun, la ville chrétienne coincée entre deux bandes territoriales du Hezbollah. C'était le Quartier Général de la milice brutale, mandataire d'Israël, "L'Armée Sudiste Libanaise" (ASL), et il y a toujours, ici, un grand nombre d'ancien de l'ASL, tous munis de téléphones mobiles libanais, et je soupçonne que quelques-uns sont équipés de téléphones mobiles israéliens. Aucun obus ne tombe sur Marjayoun - pas encore. Donc, les gens du cru se réunissent au Restaurant 'chez Rachid' (eh oui ! Il y a un restaurant ouvert au sud-Liban, qui sert des kebabs et de la bière fraîche) et regardent la guerre. Vous pouvez vous asseoir sur la corniche et entendre les tirs des chars, des Katyoucha, des bombes tirées des avions de chasse et des hélicoptères. Loin, de l'autre côté de la vallée, à côté du vieux fort de Khiam, il y a un poste de l'ONU où quatre observateurs non armés de l'ONU regardent la bataille avec une vue imprenable, faisant le rapport de chaque obus qui éclate.

Mercredi 26 juillet

Des soldats indiens de l'ONU ramènent les restes des quatre observateurs à l'hôpital décrépit de Marjayoun. Pendant toute la journée ils avaient rapporté que les tirs d'obus israéliens se rapprochaient petit à petit de leur position, pourtant clairement indiquée. Un officier du QG de l'ONU à Naqoura a téléphoné 10 fois aux Israéliens pour les alerter de leur pluie de tirs, et par 10 fois on lui a promis qu'aucun autre obus ne tomberait à côté du poste de Khiam.

Mais les quatre soldats ne se sont pas enfuis - tandis que les Israéliens ont probablement espéré qu'ils l'auraient fait - et donc, hier soir, un avion israélien a plongé et a tiré un missile directement sur cette position de l'ONU, mettant en pièces les quatre hommes courageux et rasant leur bâtiment. Je remarque qu'ils sont emmenés à l'hôpital dans des sacs-plastique encombrants, apparemment décapités. L'un des soldats indiens porte un turban, de la même couleur bleu-pâle que le drapeau de l'ONU.

Les écoles de la région sont désormais bourrées de réfugiés, avec des drapeaux blancs sur leurs toits. Je me rends dans une salle de classe où 15 familles chiites sont accroupies sur le sol. Les lavabos sont bouchés et l'endroit pue l'urine. "Qu'êtes-vous en train de nous faire ?" me demande doucement un homme aux cheveux noirs et au visage aux traits marqués. Comment devrais-je répondre ? Bon, mon Premier ministre ne pense pas qu'il est encore temps pour un cessez-le-feu, mais il promet de vous donner des montagnes de liberté et des étendues infinies de démocratie et un nouveau lendemain plus tard. Mais pas de trêve à cet instant précis, j'en ai bien peur. En d'autres termes, tu l'as dans le cul, mon vieux ! Non. Je reste silencieux et dit "Haram" en arabe. Ça signifie honte ou pitié, selon le contexte, que je suis bien content de laisser dans le vague.

Jeudi 27 juillet

Je suis assis sur une petite colline en compagnie d'un ami français et nous regardons le sud-Liban au crépuscule, qui se trouve en face, observant les avions qui plongent sur des carrés de broussailles comme des aigles et font sauter en l'air arbres et rochers. À notre gauche, l'artillerie israélienne pointe en direction d'une maison, de ce côté-ci de Khiam. Le premier obus explose dans une gerbe de flamme et l'on entend deux détonations, suivies d'un déluge - un pilonnage, comme dit mon ami dans sa langue plus puissante - de feu qui consume la maison. Puis, nous pouvons voir des morceaux voler très haut en l'air, puis de grosses volutes de fumée et enfin un nuage gris qui recouvre les décombres.

"Mon Dieu ! J'espère qu'il n'y avait personne là-bas ! dit mon ami. Nous ne saurons peut-être jamais. Partout au sud-Liban, les morts sont pris en sandwich entre les étages des maisons bombardées. Nous discutons du langage de la guerre et nous découvrons que la plupart des mots français pour bataille et mort sont féminins.

Direction Nabatea pour le déjeuner. Quelques boutiques sont courageusement ouvertes dans la rue principale, au milieu des décombres des maisons. Il y a un marché qui a été bombardé de l'autre côté des champs (un marché terroriste, j'entends déjà l'esprit de Cody). Puis, juste à coté d'Arab Selim, un avion dépose une bombe sur le pont devant notre véhicule et nous battons précipitamment en retraite de cette embuscade déplaisante et retournons vers le sanctuaire de notre petite maison sur la colline. Les moustiques la nuit, un matelas nu sur le sol en marbre et un oreiller sale pour reposer la tête.

Vendredi 28 juillet

À trois heures du matin, un énorme bombardement commence à se faire entendre de l'autre côté de la vallée, au-dessus du Château Beaufort, donjon massif des Croisés, à l'ouest. Capturé par Saladin en 1190, remis aux Chevaliers des Templiers - les néoconservateurs de cette époque - en 1260, assiégé à une occasion par une armée musulmane qui demanda à négocier avec le commandant de Beaufort et ensuite le tortura face à ses défenseurs… nous commençons à être menacés alors que 46 obus clapotent à travers le village voisin d'Arnoun.

Mon mobile sonne. Une journaliste américaine marche au sud de Tibnin vers la bataille qui se déroule à Bint Jbail entre le Hezbollah et les Israéliens - sage précaution, car toutes les voitures sont à présent des proies pour les aigles d'Israël - et elle a trouvé deux Druzes blessés, allongés sur le côté de la route. L'un des deux ne peut pas se lever. Elle n'a pas de voiture. Puis-je aider ? Je suis à plus 20 kilomètres. "Puis-je leur dire qu'ils seront sauvés ?" Ne leur ment pas, lui dis-je. Dis-leur que tu vas essayer d'obtenir de l'aide. Je promets d'appeler la Croix-Rouge.

Je téléphone à Hichem Hassan du CICR à Beyrouth et lui indique la localisation précise. Les deux hommes sont allongés sur le côté d'une route défoncée, signalés par un drapeau orange sur le sol. Un kilomètre plus loin un panneau routier indique "Bienvenue à Beit Yahoun" et à côté d'eux un énorme cratère de bombe. Hichem promet d'appeler le centre d'ambulances de la Croix-Rouge de Tibnin. Dix minutes plus tard, je reçois un texto : "Croix-Rouge en chemin". Les anges du paradis.

Je commence mon retour vers Beyrouth sur un autre convoi, cahoté à nouveau sur cette même route dangereuse et en repassant par les mêmes cratères de bombes. Il y en a de nouveaux et un homme nous crie que nous devons faire un détour par un chemin de poussière. "Il y a une grosse roquette sur la route", dit-il, et ça me suffit. Nous croisons dans notre cheminement un vieux cimetière enchâssé derrière des arbres. Trois heures plus tard, nous pausons une pause sandwiches dans une ville chrétienne, au milieu de gens qui détestent traditionnellement le Hezbollah. Je découvre qu'ils regardent tous la chaîne du Hezbollah et lorsque je leur parle, un vieil homme dit qu'il pense que le Hezbollah dit la vérité.

Samedi 29 juillet

De retour à la maison. Je prends une douche et je dors dans mon lit et j'entends la houle méditerranéenne rouler sur les rochers en dessous de ma fenêtre. Fidèle a retrouvé son courage et est retournée au nettoyage et à la cuisine. Je reçois un appel d'un journaliste turc pour parler du génocide arménien de 1915 - beaucoup plus effroyable que cette petite guerre - et je donne une interview à une équipe néo-zélandaise de télévision, sur le point de partir pour le sud-Liban avec "TV" écrit en lettres argentées géantes sur le toit de la voiture. Je ne pense pas pouvoir les aider.

Un appel de DHL. Preuve que l'édition de poche de mon livre est arrivée de Londres. Quelqu'un les a transportés en voiture, avec d'autres paquets de DHL, d'Amman à Damas et ensuite - sous le ballet des avions de chasse - à travers la Bekaa jusqu'à Beyrouth. On me remet une facture de 30 dollars [25€] pour les risques supplémentaires impliqués dans ce transport. Puis je relis mes notes de la semaine dans mon journal. Mon écriture est devenue brièvement illisible après l'attaque aérienne de jeudi. J'étais trop effrayé pour coucher une seule ligne sur le papier.

Je m'assois sur le balcon et lis Siegfried Sassoon. Cody, lui aussi, lit pour se calmer dans la guerre. Mais Cody lit Verlaine.

© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]