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Les larmes de crocodile des dirigeants
pendant que la cité brûle

Par Robert Fisk

publié dans The Independent, le 8 août 2006,
article original : 'Crocodile tears of leaders as city burns'


"Nous" condamnons les frappes israéliennes
©2006 Stavro - Ad-Dabbour, Beyrouth

Peu après 4 heures du matin, le bourdonnement d'un drone israélien, à la façon d'une mouche, est descendu du ciel au-dessus de la maison. Cette créature menaçante est codée "MK" par ses fabricants. Pour réduire les peurs de leurs enfants les mères libanaises l'ont translittérée en "Um Kamel", la Mère de Kamel. Elle recherche des cibles la nuit, comme pour tous les massacres qui ont été perpétrés par l'aviation israélienne dans tout le sud-Liban, et en général vous ne pouvez pas la voir.

Son tout dernier modèle est même capable de tirer des missiles. Bon ! Il a tourné en l'air pendant quelques minutes avant de se diriger vers le sud-ouest au-dessus de la ville à la recherche d'autres proies. Puis, une heure plus tard, est arrivé le sifflement des avions, suivi de cinq explosions massives. La banlieue sud recevait sa 29ème attaque aérienne. Les Israéliens doivent être convaincus que sous les décombres de leurs précédentes attaques, le Hezbollah possède des bunkers secrets dans lesquels ils dirigent leur guerre dans le Sud. Ils doivent aussi être convaincus que la chaîne de télévision du Hezbollah - son siège de quatre étages a été aplati comme crêpe et n'est plus désormais qu'un tas de gravats - doit encore continuer d'émettre grâce à ses studios toujours plus profonds sous les décombres. J'en doute.

Je pars à l'aube en voiture pour rendre visite à des amis en banlieue, qui font partie des quelques Chiites n'ayant pas abandonné leurs maisons. Hassan et Abbas vivent dans deux immeubles dégradés aux escaliers en pierre ébréchés et aux murs humides. Chacun ne vit, dans ces vieux immeubles de huit étages en train de pourrir, qu'avec deux autres familles, leurs voisins ayant cherché refuge avec les 700.000 réfugiés libanais de l'intérieur - 200.000 autres se sont enfuis à l'étranger - dans les montagnes druzes du Chouf ou les montagnes chrétienne du Nord ou dans les jardins publics transformés en taudis et les écoles bondées de Beyrouth.

"Je n'ai pas d'autre endroit où aller", me dit Hassan avec mélancolie, tandis que son bambin de 2 ans joue à la bagarre avec une Panthère Rose en peluche. "À présent, dans le Chouf, un deux-pièces coûte 800 dollars [env. 600€]." Eh bien ! me dis-je, les Druzes doivent certainement gagner de l'argent. "Personne ne vient à notre secours."

Nous nous tournons vers le poste de télévision, dans le coin de la pièce, et lançons des regards noirs à Al-Manar, la chaîne de télé du Hezbollah, dont le présentateur Hezbollah proclame les mérites - et les démérites - de la réunion des ministres arabes des affaires étrangères qui doit commencer dans peu de temps à Beyrouth. Ces riches princes et émirs du Golfe et l'Egyptien Amr Moussa, plus que jamais assommant, grognaient et se pavanaient sur l'estrade, restant silencieux lorsque Fouad Siniora - le gentil Premier ministre libanais - fit un autre de ses numéros de pleurs en public et exigea un cessez-le-feu immédiat. Les propositions du Liban doivent être ajoutées au projet de résolution de l'Onu, a-t-il dit entre les sanglots, les reniflements et les gémissements. Les Fermes de Chabaa doivent être rendues au Liban. Les Israéliens doivent quitter le Liban. Ce n'est qu'à ce moment-là que le Hezbollah respectera la Résolution 1559 du Conseil de Sécurité de l'Onu et déposera les armes.

Les ministres ont décidé d'envoyer une délégation à l'Onu, à New York - qui fera [certainement] trembler Washington dans ses bottes - et les Saoudiens ont accepté de tenir un sommet arabe à la Mecque, mais sans précipitation car il doit être soigneusement préparé - ce qui sonne très proche de la remarque tout aussi lamentable de George W. Bush selon laquelle le cessez-le-feu devait être soigneusement préparé. Et cela les fera trembler dans leurs bottes à Tel Aviv ! Entendre ces apparatchiks en robes - qui sont, pour la plupart, payés, armés ou soutenus d'une autre manière ou d'une autre par l'Occident - verser leurs larmes de crocodile devant une nation à genou était à la fois grotesque, scandaleux et honteux. Le ministre égyptien des affaires étrangères, Ahmed Aboul Gheit, avait déjà dit au Caire que la réunion de Beyrouth "est un message clair au monde destiné à démontrer la solidarité arabe avec le peuple libanais". Dans les banlieues sud - où ils ne prennent pas ces bêtises au sérieux - Abbas me parlait d'une voisine qui soutenait le mouvement chiite rival, Amal, jusqu'à ce que sa maison soit détruite par les Israéliens. "Voici ce qu'elle nous a dit : 'Désormais, nous sommes tous des Hezbollahis'." Et je me rappelle qu'il y a moins de cinq ans, nous - nous, les Occidentaux qui croient courageusement dans les droits de l'homme - disions que nous étions tous désormais des New-Yorkais.

Ce que Fouad Siniora a rapporté dans cette crise de larmes était que 40 civils libanais avaient été massacrés dans le village de Houla par une frappe aérienne israélienne - il a été confirmé que 18 personnes avaient été ensevelies sous une maison. Deux autres immeubles du village se sont effondrés. Et, encore plus terrible, on craint que des centaines de personnes supplémentaires puissent avoir trouvé la mort dans les ruines de leurs maisons, après que les Israéliens ont détruit leurs villages, leurs villes hautes et leurs hameaux.

Selon l'Onu, 22.000 Libanais, sur une population de 913.000, sont encore - morts ou vifs - dans les 38 villages les plus au Sud. À Mays al-Jabal, par exemple, on pense que 400 civils sur 10.000 sont restés, mais on ne connaît pas leur sort. Le nombre de morts parmi les Libanais - y compris le chiffre conservateur pour Houla - est de 932, pour la plupart des civils, bien qu'il puisse avoir dépassé les 1.000. Il y a 3.293 blessés.

À l'heure du déjeuné, j'ai appelé Suheil Natour, un officiel palestinien dans le petit camp de Mar Elias. Son peuple - les Palestiniens et leurs descendants de la fuite de la Palestine en 1948 - hébergent à présent des milliers de réfugiés chiites du sud-Liban, de la même manière que les grands-parents de ces réfugiés ont autrefois hébergé les Palestiniens en 1948. Natour, qui n'a pas perdu son sens de l'ironie, fait remarquer que les Chiites - la première communauté au Liban - sont maintenant éparpillés sur tout le territoire après leur fuite. "Quelle sorte de Liban sortira-t-il de cela ?" me demande-t-il. "Combien de mois faudra-t-il avant que les Chiites ne ressentent qu'ils appartiennent aux zones du Liban vers lesquelles ils se sont enfuis - plutôt qu'aux décombres de leurs maisons dont ils ont été chassés par les Israéliens ?"

Et lorsque je rentre chez moi, je m'aperçois que mon propriétaire a fermé à triple tour la porte d'entrée métallique de l'immeuble où j'ai mon appartement, juste au cas où des réfugiés décideraient qu'ils font partie de son immeuble - ou que son immeuble leur appartient.


27ème jour

* Les attaques israéliennes ont fait au moins 45 morts au Liban, la plupart dans l'Est de la Bekaa et dans le village frontalier de Houla. Cinq personnes sont mortes dans la zone peuplée à dominance chiite du sud de Beyrouth. L'aviation israélienne à aussi frappé le dernier pont du fleuve Litani entre Saïda et Tyr.

* Le vote du Conseil de Sécurité de l'Onu sur une résolution pour mettre fin au conflit est retardé jusqu'à demain après les objections à ce projet des nations arabes.

* Trois soldats israéliens ont été tués dans des batailles contre des guérilleros au sud-Liban. Les guérilleros du Hezbollah ont tiré des roquettes sur le Nord d'Israël, faisant un blessé.

* Le ministre libanais de la santé, Mohammed Khalifeh, a déclaré que ce conflit avait fait 925 morts, dont environ un-tiers d'enfants de moins de 13 ans.

© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]