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Reportage spécial

Marwahin - 15 juillet 2006 :
Anatomie d'un massacre

Par Robert Fisk

publié dans The Independent, le 30 septembre 2006,
article original : 'Marwahin, 15 July 2006 : The anatomy of a massacre'

Dans l'Antiquité, Pline a écrit sur les falaises de Bayada. La craie descend dans la Méditerranée en une cascade de roche blanche, presque comme à Douvres [ou Etretat], et la vue du haut de la falaise — juste en dessous du village de Chama'a — est à couper le souffle. Au sud, se trouve le quartier général des Nations-Unies et la frontière israélienne ; au nord, la ville de Tyr, avec son long promontoire, construit par Alexandre Le Grand, bondissant dans la mer bleu-vert. La route cahoteuse serpente vers la plage en dessous de Chama'a. En ce matin du 15 juillet, pour quelque raison — peut-être parce qu'il avait aperçu le bâtiment de guerre de la marine israélienne à une encablure de la côte — Ali Kemal Abdullah, 58 ans, tourna à droite au-dessus de la Méditerranée. Dans le plateau découvert de sa camionnette, Ali avait entassé 27 réfugiés libanais, des enfants pour la plupart. Vingt-trois d'entre eux allaient mourir dans le prochain quart d'heure.

La tragédie de ces pauvres jeunes et de leur tentative désespérée de survivre au mitraillage aérien incessant est aussi célèbre au Liban qu'il est déjà oublié à l'étranger. Il est facile de parler des crimes de guerre lorsqu'ils ont été commis au Ruanda ou en Bosnie, ça l'est moins lorsqu'ils ont été commis au Liban. D'autant moins que les Israéliens sont impliqués ! Mais toutes les preuves montrent que ce qu'il s'est passé, il y a deux mois et demi, sur cette côte absolument ravissante, est un crime contre l'humanité. Un crime qui n'a aucune explication militaire, puisque ceux qui allaient mourir ou être blessés fuyaient leurs maisons sur les ordres express des Israéliens eux-mêmes.

Mohammed Abdullah comprend la réalité de cette terrible matinée parce que sa femme Zahra, 52 ans, ses fils Hadi, 6 ans, et Wissam, 15 ans, et ses filles Marwa, 10 ans, et Myrna, 13 ans, se trouvaient sur le plateau du pick-up. Zahra allait mourir. De même que Hadi et la très jolie fillette Myrna, dont la photographie — avec ses yeux magnifiques et immensément intelligents — hante à présent les rues de Marwahin. Wissam, la veine de sa jambe sectionnée par un missile israélien alors qu'il tentait vainement de sauver la vie de Myrna, est assis à côté de son père, tandis qu'ils me parlent à l'extérieur de leur maison de Beyrouth, les murs habillés de tissu noir.

"Depuis le jour de cette attaque, jusqu'à aujourd'hui, des quantités de délégations sont venues nous voir", dit Mohammed. "Ils parlent tous et c'est pour rien. Mon problème est avec une nation immense. La communauté internationale peut-elle m'accorder mes droits ? Je suis une personne faible, sans protection. J'ai 53 ans et j'ai travaillé comme soldat pendant 29 ans, nuit et jour, pour être productif et soutenir une famille qui puisse servir la société et qui puisse être une force de bien dans ce pays. J'ai pu construire une maison dans mon village pour ma femme et mes enfants — sans l'aide de quiconque — et cela, je l'ai fait en l'an 2.000, 23 ans après avoir été chassé de Marwahin, et j'ai terminé notre nouvelle maison cette année". À ce moment, Mohammed Abdullah s'arrête de parler et se met à pleurer.

Marwahin fait partie d'une suite de villages de l'autre côté de la frontière israélienne et, contrairement à beaucoup d'autres plus au nord, il est habité par des Libanais musulmans sunnites, partisans de l'ancien Premier ministre assassiné Rafik Hariri plutôt que de la milice à dominance chiite du Hezbollah, qui est soutenue par la Syrie et l'Iran. La plupart des Sunnites accusent la Syrie du meurtre de Hariri, le 14 février de l'année dernière.

Alors qu'ils ne sont pas les amis d'Israël, la communauté sunnite au Liban — en particulier les quelques milliers de Sunnites de Marwahin qui sont si près de la frontière qu'ils peuvent voir les toits de tuiles rouges de la colonie juive la plus proche — ne constituent aucune menace pour Israël. Pendant des générations, ils se sont mariés entre eux — ce qui explique pourquoi la plupart des victimes de cette tragédie ont pour nom de famille al-Abdullah ou Ghanem. Et, si leurs parents avaient été nés quelques centaines de mètres plus au sud, ils auraient — comme les Palestiniens sunnites qui y vivaient jusqu'en 1948 — fuit vers les camps de réfugiés du Liban lorsqu'il Israël a été créé.

Mohammed raconte avec une immense lassitude comment sa femme a emmené ses enfants, du sud de Beyrouth vers leur maison familiale de Marwahin, le 9 juillet de cette année. Cette date est importante parce que juste trois jours après, les membres du Hezbollah traversaient la frontière israélienne, capturaient deux soldats israéliens et en tuaient trois autres — cinq soldats supplémentaires allaient mourir dans un champ de mines (le même jour) — et Israël allait riposter avec 34 jours de frappes aériennes et de bombardements qui ont tué plus de 1.000 civils libanais. Les missiles du Hezbollah tueront moins de 200 Israéliens, pour la plupart, des soldats.

Juste en dessous de la colline de Marwahin, en territoire israélien, se dresse une haute tour de transmission et, au matin du 15 juillet, les Israéliens utilisèrent les haut-parleurs placés sur la tour pour ordonner aux villageois de s'enfuir de leurs maisons. Les survivants ont décrit comment ils se sont rendus à deux postes proches de l'ONU pour réclamer leur protection. L'un était occupé par quatre membres de l'Organisme de Surveillance de la Trêve des Nations-Unies — établie après la guerre de 1948 avec Israël — et l'autre par des soldats ghanéens de la FINUL, la même armée qui, grandement étoffée par des soldats français, italiens, turcs et chinois, est à présent censée faire la police dans le dernier cessez-le-feu au sud-Liban. Tant les hommes de l'OSTNU que les Ghanéens lurent le règlement aux villageois de Marwahin. Depuis que les Israéliens ont attaqué la caserne de la FINUL à Cana en 1996, massacrant 106 réfugiés libanais — une fois encore, pour la plupart des enfants — l'ONU a reçu les ordres de ne pas autoriser les civils à pénétrer dans leurs bases. L'ONU, semble-t-il, peut parler de façon imposante de la nécessité de protéger les innocents, mais fera fort peu pour les protéger au sud-Liban.

Les quatre enfants de Mohamed avaient voyagé vers le sud avec leur mère pour acheter des meubles pour leur maison nouvellement construite ; leur père et six autres enfants à Beyrouth devaient les rejoindre la semaine suivante.

Lorsque les soldats Israéliens furent pris, l'aéroport a fermé et toutes les routes sont devenues dangereuses", dit Mohamed. "Mais les téléphones mobiles marchaient toujours et je communiquais constamment avec ma femme. Je lui demandais ce qui se passait au village. Elle m'a répondu que les Israéliens bombardaient les champs autour du village mais pas le village lui-même. Elle n'avait aucune voiture et de toutes façons il était trop dangereux de voyager sur les routes. Les 13 et 14 juillet, nous avons parlé six ou sept fois. Elle demandait des nouvelles de nos enfants qui étaient avec moi. Vous voyez, elle avait entendu que Beyrouth avait été bombardée, alors, nous nous inquiétions l'un pour l'autre".

La cavalerie de Mohamed a commencé lorsqu'il s'est branché sur la chaîne de télévision Arabia le matin du 15 juillet. "J'ai entendu que les gens de Marwahin avait reçu l'ordre des Israéliens de quitter leurs maisons dans les deux heures. J'ai essayé d'appeler ma femme et mes enfants mais je n'arrivais pas à les joindre. Ensuite, après une demi-heure, Zahra m'a appelé pour dire qu'elle se trouvait dans le village voisin d'Oum Mtut et que les gens étaient allés au poste de l'ONU pour chercher de l'aide et qu'on les avait refoulés".

Mohamed insiste pour dire — bien que d'autres villageois ne soient pas d'accord avec cela — que tandis que l'ONU refoulaient les civils, une camionnette, contenant des missiles, a roulé vers Marwahin. Le chauffeur était un membre du Hezbollah, dit-il, et sa plaque minéralogique était 171364 (les plaques libanaises ne comportent pas de lettres). Si ceci est vrai, cela a clairement créé une "crise" — pour utiliser que terme de Mohamed al-Abdullah — dans le village. Ce qui est sûr, c'est qu'une fois le cessez-le-feu en place 32 jours plus tard, il y avait une camionnette endommagée à côté de la mosquée du village, également endommagée, avec un missile dressé juste auprès d'elle. Les enquêteurs des droits de l'homme ne sont pas sûrs de la date de l'arrivée de cette camionnette mais ils semblent certains qu'elle a été attaquée par les Israéliens — probablement par une roquette de l'aviation — après que Marwahin a été évacué.

Dans sa dernière conversation avec son mari, Zahra a dit à Mohamed que les quatre enfants prenaient leur petit-déjeuner dans la maison des voisins à Oum Mtut. "Je lui ai dit de rester avec ces gens", raconte Mohamed. "J'ai dit que si tous les civils restaient ensemble, ils seraient protégés. Mon beau-frère, Ali Kemal al-Abdullah, avait une petite camionnette à plateau ouvert et il a dit qu'ils pouvaient voyager dessus". La voiture conduite par Ahmed Kassem, qui prit ses enfants avec lui et promit de téléphoner de Tyr s'il atteignait la ville sain et sauf, fut la première à quitter Marwahin. Il a appelé deux heures plus tard pour dire que la route était OK et qu'il avait rejoint Tyr. "C'est alors qu'Ali a mis ses enfants et les miens et ses propres petits-enfants dans la camionnette. Il y avait 27 personnes, dont près de 20 enfants".

Ali Kemal a quitté Marwahin en roulant vers le nord, pour s'éloigner de la frontière israélienne, et ensuite, il a pris vers l'ouest en direction de la mer. Il doit avoir vu le bâtiment de guerre israélien et l'équipage naval israélien a certainement vu la camionnette d'Ali. Les Israéliens avaient tiré sur tous les véhicules sur les routes du sud-Liban pendant trois jours — ils ont touché des douzaines de véhicules civils de même que les ambulances et n'ont jamais expliqué une seule fois leurs actions sauf pour prétendre qu'ils tiraient sur des "terroristes". À un angle de la route, là où elle descend vers la mer, Ali Kemal a soudain réalisé que son véhicule surchauffait et il s'est arrêté. C'était un endroit dangereux pour tomber en panne. Pendant sept minutes, il a essayé de redémarrer la camionnette.

Selon Wissam, le fils de Mohamed, Ali — dont la vieille mère Sabaha était assise à l'avant côté de lui — se tourna vers les enfants et leur dit : "Sortez ! Tous les enfants sortez ! Et les Israéliens réaliseront que nous sommes des civils". Les deux ou trois premiers enfants avaient réussi à escalader l'arrière pour descendre lorsque le bâtiment israélien tira un obus qui explosa dans la cabine de la camionnette, tuant Ali et Sabaha sur le coup. "J'avais presque réussi à sauter du véhicule — ma mère m'avait dit de sauter avant que le bateau nous tire dessus", dit Wissam. "Mais le souffle de l'explosion m'a projeté dehors alors que je n'avais plus qu'une jambe sur le rebord et je fus blessé. Il y avait du sang partout".


Hélicoptère Apache israélien au Liban

En quelques secondes, dit Wissam, un hélicoptère Apache israélien est arrivé au-dessus du véhicule, très bas et en suspension au-dessus des enfants. "J'ai vu Myrna qui était toujours dans le pick-up et elle criait et appelait au secours. Je suis allé la chercher et c'est alors que l'hélicoptère nous a touchés. Son missile toucha l'arrière du véhicule où tous les enfants se trouvaient et je ne pouvais rien entendre parce que la détonation m'avait rendu sourd. Ensuite, l'hélicoptère a tiré une roquette sur le plateau du pick-up. Mais le pilote doit avoir vu ce qu'il faisait. Il pouvait voir que nous étions essentiellement des enfants. Le pick-up n'avait pas de toit. Tous les enfants étaient entassés à l'arrière et ils étaient clairement visibles".

Wissam parle lentement, sans pleurer, tandis qu'il décrit ce qui est arrivé ensuite. "Je ne voyais plus Myrna. Je ne pouvais juste plus la voir à cause de la poussière qui volait partout. Ensuite l'hélicoptère est revenu et a commencé à tirer sur les enfants, sur tous ceux qui bougeaient. Je me suis sauvé en courant et je me suis caché derrière un tel [un petit monticule] et je me suis couché et j'ai fait le mort parce que je savais que le pilote me tuerait si je bougeais. Certains des enfants étaient déchiquetés."

Wissam dit la vérité à propos des mutilations. Hadi a été brûlé à mort dans les bras de Zahra. Elle est morte en le serrant dans ses bras. Deux petites filles — Fatmi et Zeinab Ghanem — furent réduites en de tels petits morceaux qu'elles furent enterrées ensemble dans la même tombe une fois la guerre terminée. D'autres enfants gisaient blessés par le premier obus et la première roquette lorsque l'hélicoptère les attaqua à nouveau. Seuls, quatre d'entre eux survécurent, dont Wissam et sa sœur Marwa, qui entendait siffler les balles alors qu'elle "faisait la morte" au milieu des cadavres.

Son père Mohamed a entendu à la radio qu'une camionnette avait été attaquée par les Israéliens à Bayada, peut-être à 10km de Marwahin. "Lorsque j'ai entendu que le conducteur était Ali Kemal al-Abdullah, je savais — je savais — que mes enfants étaient dans ce camion", dit-il, "parce que mon beau-frère ne les aurait pas laissés derrière. Il les aurait pris avec lui. J'avais un autre frère à Tyr et je l'ai appelé. Il avait entendu les mêmes informations et attendait à l'hôpital. Il a dit qu'il était trop dangereux de voyager de Beyrouth à Tyr. Il a dit que ma famille n'était que blessée. Je voulais leur parler. J'ai parlé à Marwa. Elle m'a dit que Wissam se trouvait en salle d'opération. J'ai demandé à parler aux autres. Mon frère à juste dit : 'Plus tard'."

Aucun de ceux qui ont parcouru les routes du sud-Liban sous le feu aérien israélien ne peut en sous-estimer les dangers. Mais Mohamed et son neveu Khalil ont décidé de faire le voyage jusqu'à Tyr dans l'après-midi. "Nous nous sommes contentés de rouler vite, tout au long du chemin", raconte Mohamed. "Je suis allé à l'hôpital Hiram et j'ai retrouvé Ali, mon frère, qui m'attendait. J'ai vu Marwa et j'ai demandé des nouvelles de sa mère et d'Hadi et de Myrna et elle m'a dit : 'Je les ai vus dans la camionnette, endormis. Lorsque le bâtiment nous a touchés, j'ai été soufflée hors du véhicule. Après, j'ai vu maman et mon frère endormis'."Marwa a dit a Mohamed qu'elle s'était sauvée en courant du pick-up avec sa cousine de 19 ans, Zeinab.

Lorsque Mohamed a roulé vers l'hôpital de Tyr à la recherche de Zahra, Hadi et Myrna, son frère a refusé de faire le voyage avec lui. "À ce stade, je savais qu'il y avait quelque chose qui clochait. Je me suis donc rendu à l'hôpital tout seul et j'y ai trouvé ma femme et mes enfants dans le frigo. Ce fut un choc horrible. À ce jour, j'ai l'impression d'être dans un rêve. Et je ne peux pas croire ce qui est arrivé. Personne n'est venu me demander des nouvelles de Marwa ou de Wissam qui a perdu une veine dans sa jambe. Il semble que personne ne sache que cette maison a ses martyrs".

Avant le cessez-le-feu au sud-Liban, Mohamed fut appelé pour s'entendre dire que les autorités médicales de Tyr souhaitaient enterrer temporairement les morts de Marwahin dans une fosse commune. Il a assisté à leur enterrement et est retourné le 15 août vers son village très endommagé — juste un mois après que sa femme et ses deux enfants furent tués et à temps pour leur internement le 24 août. Il a trouvé sa maison partiellement détruite dans le bombardement israélien, ainsi que la camionnette et les roquettes du Hezbollah. "Pour moi, chaque jour est pire que le précédent", dit Mohamed.

Et il accuse le monde entier. L'Onu pour n'avoir apporté aucune protection à sa famille, la "vanité" du Hezbollah pour avoir déclenché cette guerre avec un ennemi plus puissant et les Israéliens pour avoir détruit la vie de sa famille. "Israël est-il en état de guerre contre les enfants ? Nous avons besoin d'une réponse à cette question. Nous exigeons un procès pour ce pilote israélien qui a tué les enfants. Il est un criminel de guerre parce qu'il a tué des innocents sans raison. Et que s'est-il passé ? Le Sud a été détruit. Les gens ont été massacrés. Les Israéliens étaient de retour sur le sol de mon pays. Je pouvais les voir lorsque nous avons enterré Zahra, Hadi et Myrna. Comment puis-je perdre mes enfants et ensuite voir des Israéliens ici ? Le gouvernement nous ignore et nous sommes traités avec indifférence par les médias et les partis politiques — y compris le Hezbollah — qui ont été la cause de ce qui est arrivé".

Avec presque toutes les photos des martyrs de Marwahin se trouve une photographie spectrale de Rafik Hariri, le musulman sunnite le plus puissant d'entre eux, qui fut assassiné l'année dernière. Les martyrs de Marwahin ont été identifiés à un homme qui recherchait la paix plutôt que la guerre avec Israël. Mais au cimetière, situé au bord de ce village qui cultive le tabac, le deuil est sans fin. J'y ai trouvé deux vieilles femmes assises à côtés des tombes, pleurant et se frappant et se tirant les cheveux. L'une d'elles était la femme d'Ali Kemal.

Adel Abdullah m'a emmené voir les tombes. Sa belle-sœur Mariam repose dans l'une d'entre elles, son corps contenant toujours le bébé pas encore né qu'elle portait lorsqu'elle est morte. Comme ses cinq enfants, Ali, 14 ans, Hamad, 12 ans, Hussein, 10 ans, Hassan, 8 ans et Lama, 2 ans.

"Voici Myrna", dit Adel, tapotant doucement de la main la surface de béton de la tombe sans ornement de la fillette. "Voici Zahra, sa mère, que nous avons mise juste derrière elle. Et voici Hadi". Les villageois ont écrit leurs prénoms en arabe dans le béton. "Là, se trouve Naame Ghanem et ses deux enfants. Et voici la tombe commune de Fatmi et Zeinab parce que nous ne pouvions pas dire quel morceau de corps appartenait à l'une ou à l'autre. C'est pourquoi les 23 morts de Marwahin n'ont que 22 tombes".

Sur le chemin de poussière qui mène au cimetière sur la petite colline venteuse, il y a toujours les masques que portaient les jeunes gens transportant les corps en décomposition vers leur dernière destination. Et juste à la gauche des morts, bien visibles des colons israéliens, de leurs maisons de l'autre côté de la frontière, les villageois ont laissé les restes de la camionnette d'Ali Kemal Abdullah. Elle est percée d'une centaine de trous causés par les éclats d'obus, pliée, tordue et brûlée. Les enfants qui étaient dans ce véhicule n'eurent aucune chance, tués sur le coup ou réduits en miettes alors qu'ils gisaient blessés après [les premiers tirs].

"S'il est juste que ces gens aient été des martyrs de cette façon, alors d'accord", me dit Adel. "Sinon, pourquoi ce crime a-t-il eu lieu ? Pourquoi un pays — un seul pays, votre pays [la Grande-Bretagne] — ne dit-il pas qu'Israël a été responsable d'un crime de guerre ? Mais non, vous vous taisez !" Une femme, observant la colère d'Adel, était plus éloquente. "Le problème", a-t-elle dit, "est que ces pauvres gens appartiennent à un pays qui s'appelle le Liban et nos vies ne valent rien aux yeux des autres. Si ceci s'était produit en Israël — si tous ces enfants étaient israéliens et que le Hezbollah les avait tués d'un hélicoptère — le président des Etats-Unis ferait le voyage chaque année jusqu'au cimetière pour un service de commémoration et il y aurait des procès pour crimes de guerre et le monde dénoncerait ce crime. Mais aucun président ne viendra à Marwahin. Il n'y aura aucun procès".

À Beyrouth, Mohamed al-Abdullah pleure derrière son fils blessé. "Je considère que ceci a été une guerre inutile et, avec ces massacres atroces, ce sont des civils innocents qui en ont payé le prix. Ceux qui sont morts reposent en paix, mais nous qui sommes en vie en payons le prix chaque jour. Ce prix-là est payé par les vivants qui souffrent. Pourquoi devrais-je payer le prix de quelque chose que je n'ai pas choisie ? Je vous dirai une seule chose. Que dieu ait pitié de Rafik Hariri, un homme d'éducation et de reconstruction ! Au nom de Dieu, je souhaite que ses enfants marchent dans ses pas. Ma femme adorait tellement Cheikh Rafik. Dans cette maison, la vie entière de ma femme a changé après son assassinat. Avant, Zahra ne s'intéressait pas à la politique, mais à partir du jour où sa voiture a été détruite par une bombe, elle écoutait les nouvelles tous les jours. Avant de se coucher, elle voulait écouter n'importe qu'elle info. Et elle m'a dit, une fois, 'J'espère que je ne mourrais pas, comme ça je saurais qui a tué Rafik Hariri'."

Une enquête de l'ONU est toujours en cours sur le meurtre de Hariri. Une enquête israélienne doit commencer sur la performance désastreuse de son armée durant cette guerre. Le Hezbollah soutient toujours qu'il a gagné une "victoire divine" en juillet et en août de cette année. La FINUL, qui a repoussé les réfugiés de Marwahin le 15 juillet, a déclaré que lorsqu'ils déplaçaient les corps des enfants, leurs soldats étaient pris sous le feu. Human Rights Watch enquête toujours sur la mort des civils de Marwahin — et d'ailleurs — et a écrit sur eux avant que la guerre ne soit finie. "L'armée israélienne", est-il dit dans son rapport initial, "n'a pas suivi les ordres d'évacuer [les civils] avec la création d'itinéraires sûrs et, sur une base quotidienne, les avions de guerre et les hélicoptères israéliens ont frappé les civils dans les voitures qui essayaient de s'enfuir, dont beaucoup agitaient des drapeaux blancs par les fenêtres, un signe largement reconnu du statut de civils... Certains jours, les avions de guerre israéliens tiraient sur des douzaines de voitures civiles, montrant clairement qu'ils ne faisaient pas la distinction entre les objectifs civils et militaires. Human Rights Watch établit que les "crimes de guerre" incluent "prendre pour cible la population civile ou des civils individuels ne prenant pas directement part aux hostilités".

Lama Abdullah fut la plus jeune victime des 23 de Marwahin. La femme d'Ali Kemal, Sabaha, était octogénaire. Au moins six des enfants étaient âgés de 1 et 10 ans. Le nom du pilote israélien, bien sûr, n'a pas été révélé.

© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]