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Une terrible pensée me vient à l'esprit
- qu'il y aura un autre 11/9

Par Robert Fisk

publié dans The Independent, le 5 août 2006 ,
article original : 'A terrible thought occurs to me - that there will be another 9/11'

La pièce a tremblé. Mon appartement ne s'était pas balancé ainsi depuis le tremblement de terre de 1983. C'était la force des explosions israéliennes, hier matin, dans les quartiers sud de Beyrouth — à 5 kilomètres de chez moi — et la pression de l'air a changé dans la maison et dehors, dans la rue, les palmiers ont bougé.

Cela va-t-il être ainsi tous les jours ? Combien de civils pouvez-vous jeter à la rue avant que la révolution ne commence ? Et qu'y aura-t-il après ? Les Israéliens vont-ils bombarder le centre de Beyrouth ? La Corniche ? Est-ce la raison pour laquelle tous les bâtiments de guerre étrangers sont venus chercher leurs ressortissants, pour que Beyrouth puisse être tranquillement détruite ?

Hier, il est inutile de le dire, a eu lieu une nouvelle journée de massacres, des grands et des petits. Il semble que le plus grand ait été [le massacre] de 40 employés agricoles au nord du Liban, dont quelques Kurdes — un peuple qui n'a même pas de pays. Il a été rapporté qu'un missile israélien a explosé au milieu d'eux alors qu'ils chargeaient des légumes dans un camion frigorifique, près d'Al-Qaa, un petit village à l'est de Hermel, tout en haut dans le nord. Les blessés ont été emmenés à l'hôpital en Syrie parce que les routes du Liban sont à présent défoncées par les cratères des explosions des bombes israéliennes. Plus tard, nous apprendrons qu'une attaque aérienne sur une maison dans le village de Taibeh dans le sud a tué sept civils et en a blessé 10, alors qu'ils cherchaient à s'abriter de cette attaque.

En Israël, deux civils ont été tués par des missiles du Hezbollah, mais, comme d'habitude, le Liban a été le plus touché par les attaques du jour, qui se sont concentrées — c'est incroyable ! — sur le fief chrétien qui montre traditionnellement beaucoup de sympathie pour Israël. Il s'agit de la communauté chrétienne maronite, dont les miliciens phalangistes étaient les plus proches alliés d'Israël lors de son invasion du Liban en 1982. Pourtant, l'aviation israélienne a attaqué hier trois ponts d'autoroutes au nord de Beyrouth et, comme d'habitude, ce furent encore les petites gens qui ont été tuées.

Parmi elles, il y avait Joseph Bassil, 65 ans, un Chrétien qui était parti faire son jogging quotidien avec quatre amis au nord de Jounieh. "Ses amis ont craqué au bout de quatre tours sur le pont, parce qu'il faisait chaud", nous a dit plus tard un membre de sa famille. "Joseph décida de faire un dernier trot sur le pont. C'est ce qui l'a tué". Les Israéliens n'ont donné aucune raison pour ces attaques — aucun combattant du Hezbollah n'entrerait jamais dans ce fief maronite et la seule entrave fut causée par les convois humanitaires — et il y avait des craintes croissantes au Liban que les derniers raids aériens étaient le signe de la frustration d'Israël plutôt que celui d'un planning militaire sérieux.

Vraiment, alors que la guerre du Liban continue de détruire des vies innocentes — la plupart libanaises — le conflit semble de plus en plus n'avoir aucun véritable but. L'aviation israélienne a réussi à tuer peut-être 50 membres du Hezbollah et 600 civils et a détruit des ponts, des usines de lait, des stations services, des dépôts de stockage de carburant, des pistes d'aéroport et des milliers de maisons. Mais dans quel but ?

Les Etats-Unis croient-ils toujours la prétention d'Israël à détruire le Hezbollah, alors que leur armée est clairement incapable d'obtenir un résultat de cette nature ? Washington ne réalise-t-elle pas que lorsque Israël sera fatigué de cette guerre, il plaidera pour un cessez-le-feu — que seule Washington peut prononcer en faisant ce qu'elle déteste le plus, à savoir : prendre la route de Damas et demander de l'aide au président syrien Bechar el-Assad ?

En attendant, qu'arrive-t-il au Liban ? Les ponts et les immeubles peuvent être reconstruits — avec des prêts de l'Union Européenne, sans aucun doute — mais de nombreux Libanais remettent à présent en question les institutions de la démocratie pour lesquelles les Etats-Unis étaient eux-même si plein de louanges l'année dernière. Quel est l'intérêt d'un gouvernement libanais démocratiquement élu qui ne peut pas protéger son peuple ? Quel est l'intérêt d'une armée libanaise forte de 75.000 hommes qui ne peut pas protéger sa nation, qui ne peut pas être envoyée à la frontière, qui ne tire pas sur les ennemis du Liban et qui ne peut pas désarmer le Hezbollah ? Vraiment, pour de nombreux Libanais chiites, le Hezbollah est désormais l'armée libanaise.

Si farouche a été la résistance du Hezbollah — et si déterminées ont été ses attaques contre les troupes terrestres israéliennes au Liban — que de nombreuses personnes ici ne se rappellent pas que c'était le Hezbollah qui a provoqué cette dernière guerre en traversant la frontière, le 12 juillet, tuant trois soldats israéliens et en en capturant deux autres. Les menaces d'Israël d'élargir le conflit encore plus loin sont maintenant reçues avec amusement plutôt qu'horreur par une population libanaise qui entend les mises en garde d'Israël depuis 30 ans avec une lassitude toujours plus grande. Et pourtant ils ont peur pour leurs vies. Si Tel Aviv est touchée, Beyrouth sera-t-elle épargnée ? Ou si le centre de Beyrouth est touché, Tel Aviv sera-t-elle épargnée ? Le Hezbollah utilise à présent le langage "œil pour œil" d'Israël. Toute provocation israélienne reçoit en réponse une provocation du Hezbollah.

Et les Israéliens réalisent-ils qu'ils légitiment le Hezbollah, qu'une armée désordonnée de guérilleros est en train de faire ses preuves contre les armées de terre et de l'air israéliennes dont les cibles — si elles sont intentionnelles — prouvent qu'ils sont des criminels de guerre et, si elles n'étaient pas intentionnelles, elles suggèrent qu'elles sont à peine meilleure que les armées arabes qu'elles ont combattues, ici et là, pendant plus d'un demi-siècle ? Des précédents extraordinaires sont établis dans cette guerre du Liban.

En fait, l'un des changements les plus profonds dans la région, ces trente dernières années, a été la réticence des Arabes de céder à la peur. Leurs dirigeants — nos dirigeants arabes pro-occidentaux "modérés", comme le Roi Abdallah de Jordanie et le président égyptien Moubarak — ont peut-être peur. Mais pas leurs peuples. Et une fois qu'un peuple n'est plus terrorisé, on ne peut lui réinjecter la peur. C'est pourquoi la politique d'Israël consistant à briser les Arabes dans la soumission ne fonctionne plus. C'est une politique dont les Américains découvrent aujourd'hui la faillite en Irak.

Et dans tout le monde musulman, "nous" — l'Occident, l'Amérique, Israël — ne nous battons pas contre des nationalistes, mais des Islamistes. Et observer le martyre du Liban, cette semaine — ses enfants massacrés à Cana, empaquetés dans des sacs-plastique jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus et que leurs corps dussent être enveloppés dans des tapis — une pensée terrible et affolante m'est venue à l'esprit, jour après jour. Qu'il y aura un autre 11/9.

© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]