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Du thé et des missiles
ou
La société qui va au café, à la mode de Beyrouth

Par Robert Fisk

publié dans The Independent, le 13 août 2006,
article original : 'Tea and rockets: café society, Beirut-style'

Cette semaine : Rasage de près dans le centre-ville de Beyrouth
et pourquoi vous ne verrez jamais Bob avec un gilet pare-balles


Dimanche 6 août

À l'aube, des motocyclistes ont descendu la Corniche, du côté de chez moi, en faisant la course. Pour les motos, l'essence est bon-marché et j'ai commencé par maudire le rugissement de leurs machines. Puis j'ai réalisé que leur insouciance est une forme de résistance. À leur manière très spéciale, ils nient la guerre, ils refusent de se laisser intimider.

Un ami m'appelle de Tyr où des Palestiniens accueillent dans leurs maisons des réfugiés chiites venant de villages perchés sur les collines au sud-Liban. Une vieille femme palestinienne s'excite auprès de ses invités avec les souvenirs de son propre exil interminable, depuis 1948. "Il vaut mieux mourir chez soi que de s'enfuir", s'écrie-t-elle.

Trop de journaleux portent des gilets pare-balles et des casques, comme des spationautes voulant montrer à la télévision qu'ils sont "au combat". Je remarque qu'en général on ne donne de gilets pare-balles ni leurs chauffeurs, ni à leurs interprètes. Ils nous sont réservés, à nous, les Occidentaux. Ceux que l'on Protège, Ceux Qui Doivent Rester En Vie.

En Bosnie, j'avais l'habitude de porter un gilet pare-balles, mais c'est fini. Depuis qu'une balle a pénétré dans le cou d'un collègue et est restée dans son corps à cause du gilet métallique - se baladant à l'intérieur jusqu'à ce qu'elle ait détruit ses reins, son foie et son cœur -, je refuse de toucher à ces trucs. Je préfère encore mourir en chemisette.

Lundi 7 août

À 4 heures du matin, un drone bourdonne au-dessus de chez moi. En route vers le camp de réfugiés palestiniens de Mar Elias pour parler à Suheil Natour. Il s'occupe des droits de l'homme pour le Front Démocratique de Libération de la Palestine [FDLP]. La pièce [dans laquelle il me reçoit] est pleine à craquer de livres et sent [bon] le papier et le thé - toujours bon signe - et il passe en revue les options des Israéliens et du Hezbollah.

Les Israéliens cherchent-ils à attirer les Palestiniens dans leur bataille pour accélérer la destruction du Hamas ? "Est-ce que vous réalisez que la plus grande communauté du Liban - les Chiites - est à présent, pour la toute première fois, constituée de réfugiés dispersés sur toutes les autres régions du Liban?" me demande-t-il.

Tandis que je quitte son bureau, j'entends de nouveau le drone qui surveille le camp. Je donne une interview à la télévision néo-zélandaise, sur le front de mer de Beyrouth, et un groupe de jeunes Chiites, hommes et femmes - toutes portant des voiles marron -, se tient debout derrière la caméra pour écouter.

Je parle de l'histoire du Liban, de l'empire ottoman, de la catastrophe chiite, des invasions-bombardements israéliennes de 1978, 1982, 1993, 1996 et d'aujourd'hui. Même les menaces de l'OLP, du Hezbollah et des Israéliens sont identiques.

Lorsque j'eus terminé, l'un de ces jeunes hommes traduisit pour l'ensemble de sa famille. Il me dit qu'ils viennent de Cana, qu'ils se sont enfuis après le massacre des 28 civils de la semaine dernière, qui se cachaient dans un sous-sol pour échapper aux bombardements israéliens. Les Israéliens ont largué une bombe qui a explosé dans le sous-sol.

Mardi 8 août

Avec Ed Cody, nous passons prendre Hassan et sa "Voiture de la Mort" pour foncer vers la banlieue sud de Chiyah, où les Israéliens ont tiré deux missiles sur un immeuble d'appartements. Gravats, saletés, morceaux de corps humains, des hommes et des femmes qui hurlent - le nombre de morts, initialement de 20, s'est rapidement élevé à 63. Que des civils !

Quelque idiot aura entendu un drone au-dessus de la rue et ouvert le feu dessus ; et, en quelques minutes, un avion israélien - ou peut-être le drone lui-même, si merveilleuse est la technologie américaine ! - a démoli l'immeuble le plus proche.

Nous roulons vers l'Hôpital du Mont Liban pour parler aux blessés. Ici, c'est complètement différent de l'Europe ou de l'Amérique, où un journaliste qui se rend dans un hôpital est considéré comme un charognard se repaissant sur la misère humaine. Au Liban, nous sommes toujours accueillis par le médecin-chef, conduits directement vers les services, encouragés à parler à tous les patients que nous souhaitons.

Les patients s'égayent lorsque des étrangers viennent les voir et ils parlent volontiers. Ils veulent vous serrer la main et essayent de discuter de leur tourment, de leur douleur et de leur malheur. Dans tous les hôpitaux au Proche-Orient, c'est toujours ainsi. Nous sommes les bienvenus. Le Dr Nazih Gharios commande du thé et demande à sa secrétaire de retrouver le nom du petit garçon qui se trouve à la morgue. Il est arrivé mort à l'hôpital après le bombardement.

Les journaux du matin publient le discours odieux d'un diplomate américain en visite à Beyrouth. Il s'agit de David Welch [l'envoyé des Etats-Unis] et il s'arrange pour exprimer son amour pour un pays, que sa nation aide Israël à détruire, tout en évitant les questions des journalistes.

"Je suis en retard pour une autre réunion", halète-t-il. Mais écoutez-le : "Beaucoup de choses se sont passées [sic] pendant ces trois dernières semaines, mais l'engagement des Etats-Unis pour le Liban reste ferme ; il reste immuable et ce n'est pas négociable. Les relations des Etats-Unis avec le Liban sont basées sur le respect mutuel..."

Jamais il ne prononce le nom d'Israël. Bien sûr que non ! L'ambassade des Etats-Unis à Oulan-Bator se profilerait à l'horizon pour lui s'il l'avait fait.

Mercredi 9 août

Le mazout du dépôt de carburant en train de brûler à Jiyeh se déverse sur la plage en face de chez moi. Des oiseaux morts, des poissons noirs et une odeur de raffinerie. [Ce mazout] se disperse en grosses boules noires qui se déposent sur les rochers et le sable lorsque la marée se retire.

Dans le Chouf, les Druzes ont la charge de 100.000 réfugiés chiites. "Il n'y a pas un seul homme entre 25 et 40 ans parmi eux", fait remarquer la femme d'un responsable druze. Je crois deviner où tous ces hommes sont allés.

Le soir, direction un narguilé café où les vagues chargées de mazout éclaboussent les pieds d'un pêcheur libanais, perché dans l'eau sur un vieux pilier de béton. Il porte un chapeau de paille et, au début, je crois qu'il s'agit d'une statue pour touristes, jusqu'à ce qu'il se tourne pour placer un poisson mazouté dans un panier sur son dos. "Nous n'avons plus de nourriture et nous avons cessé de vendre de l'alcool", me dit fièrement le serveur. Bon, dis-je, cela va sûrement faire venir les clients !

La BBC nous ressert sa vieille lâcheté. Dans un reportage sur Israël elle se réfère au minuscule coin de territoire libanais, saisi à grand prix par les Israéliens, comme d'une "zone de sécurité" d'Israël - titre grotesque attribué par Israël à ce qui doit être le bout de territoire le moins sûr de la Terre.

C'est une "zone d'occupation", évidemment ! Mais pas, semble-t-il, si ce sont les Israéliens qui l'occupent. Si c'était le Hezbollah qui avait saisi un territoire israélien - après tout, ce sont eux qui ont provoqué ce conflit féroce avec leur traversée inconsciente de la frontière - la BBC l'aurait-elle appelé "zone de sécurité" du Hezbollah au nord d'Israël ? Le ferait-il ? Bon dieu !

Jeudi 10 août

En route vers le City Café pour rencontrer Lena Saïdi, journaliste libanaise et, auparavant, l'une des meilleures présentatrices des informations sur la chaîne nationale de télévision. Le City Café, en face du rond-point, est sans aucun doute un endroit huppé, mais plein de vieux messieurs très ennuyeux, fumant des cigares et discutant du futur du Liban, et de femmes élégantes en robes de soie, dont une ou deux que ma mère aurait décrit comme un "mouton habillé en agneau".

Nous commandons du thé vert, puis nous entendons le rugissement d'une explosion dans le ciel. Un missile israélien crisse en passant près de nous et s'écrase dans le vieux phare de l'époque du Mandat Français, une tour de pierres brunes, construite en 1938, de laquelle la France de Vichy envoyait autrefois sa propagande.

Jamais, je n'ai vu la superbe et bonne société de Beyrouth se jeter de leurs sièges à une telle vitesse, retournant les tables au milieu du verre brisé, sortant en courant du café pour rejoindre leurs voitures avec chauffeur, qui se sont tamponnées les unes les autres - et sans payer leurs additions. Je vois un motocycliste, saisi par la panique, se renverser sur la route. Il roule jusque sur le côté du refuge pour piétons, puis il s'enfuit pour sauver sa peau.

Un deuxième missile passe comme une flèche et atterrit dans la tour. Les Israéliens pensent-ils vraiment que la chaîne du Hezbollah émet de cet endroit ?

"Fisk !", rugit Lena, presque aussi fort que la roquette. "Pourquoi amenez-vous toujours les ennuis avec vous ?" Nous terminons une deuxième tasse de thé vert et L'Independent paye la note. Je reste là à me demander : qu'est-ce qu'Israël peut bien avoir contre le Mandat Français ?

Vendredi 11 août

Je me rends chez le barbier. "Dieu soit loué !" s'écrie George lorsqu'il me voit. C'est l'heure du déjeuner et je suis son premier client. Tous les Libanais pensent que nous, les journaleux, nous connaissons l'avenir. Et nous devons prétendre que nous le savons afin qu'ils nous disent ce qu'ils savent.

Le cessez-le-feu ? Est-ce que le Hezbollah tirera plus de roquettes sur Israël ? Les photos sur les pages consacrées au front libanais montrent des chars israéliens qui brûlent près de Khiam. Il y a pénurie de papier journal. L'un de mes quotidiens du matin n'a plus que quatre pages - aujourd'hui, il s'est envolé de mon balcon par le vent et j'ai dû courir dans la rue pour le rattraper. J'ai eu soudain une mauvaise pensée. J'aime les journaux minces. Moins à lire. Plus de temps pour faire des reportages.

Samedi 12 août

Une longue interview radio avec un professeur israélien qui dit "le nombre de personnes tuées [dans cette guerre] ne reflète pas la moralité". Forcément ! À plus de mille civils libanais morts contre quelques douzaines d'Israéliens, cela ne peut pas refléter la moralité, car si c'était le cas, cela suggèrerait qu'Israël a commis des crimes de guerre.

Mais le Hezbollah devra aussi rendre des comptes. Qui leur a donné le droit de faire s'abattre tant de cruauté sur la tête de tous les Libanais ? Qui a donné la permission aux Chiites d'aller en guerre au nom du Liban ? En Israël aussi il y aura des questions. Comment se fait-il que les Forces de Défense d'Israël, célèbres en légende et en poème, n'ont pas été capables de défendre le peuple d'Israël, malgré le massacre d'un si grand nombre de civils ?

Cody a inventé un nouveau mot : "flambouzer". C'est ce que les politiciens font à leur peuple lorsqu'ils vont en guerre. Ehoud Olmert a flambouzé les Israéliens et Sayed Hassan Nasrallah a flambouzé les Chiites libanais. Il est possible que nous ayons un cessez-le-feu pour ce week-end. Donc la fin des flambouzeries est peut-être proche.

© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]