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Massacre à Cana

Par Robert Fisk

publié dans The Independent, le 6 août 2006 ,
article original : 'Slaughter in Qana'

Dans sa livraison hebdomadaire de la ligne de front, notre reporter
de guerre vétéran est le témoin des conséquences d'un massacre


Dimanche 30 juillet

Cana, encore. ENCORE ! écrivais-je sur mon carnet de note. Il y a dix ans, je me trouvais dans ce petit village de colline au sud-Liban, lorsque l'armée israélienne tira des obus d'artillerie sur l'enceinte de l'ONU et tua 106 Libanais, dont plus de la moitié étaient des enfants. La plupart eurent les membres arrachés et en moururent - les obus explosèrent en l'air - et à présent, aujourd'hui, je me dirige à nouveau vers le sud pour aller voir le tout dernier massacre de Cana.

59 morts ? 37 ? 28? Cette fois-ci, c'était une frappe aérienne et les mensonges habituels ont suivi. Il y a dix ans, le Hezbollah se "cachait" dans cette enceinte onusienne. Faux. Aujourd'hui, nous sommes supposés croire que les morts de Cana - le massacre de ce jour - vivaient dans une maison qui servait de base de stockage pour les missiles du Hezbollah. Un autre mensonge - parce les morts ont tous été tués dans le sous-sol, où ils ne se seraient jamais trouvés si des roquettes y avaient été empilées du sol au plafond. Même Israël, plus tard, a abandonné ce non-sens. Je regarde des soldats libanais en train de fourrer les cadavres de ces enfants dans des sacs-plastique - et puis, je les vois pousser les petits corps dans des tapis parce qu'il n'y a plus de sacs.

Mais les routes, mon Dieu ! Les routes du sud-Liban. Vitres ouvertes, entendre les hurlements des avions de chasse. Je suis étonné qu'un seul journaliste - une jeune femme libanaise - ait été tué jusqu'à présent. Je regarde ces petits "poissons d'argent" lorsqu'ils filtrent du ciel.

Sur le chemin de retour vers Beyrouth, la circulation est soudain complètement bloquée par un pont qui vient d'être bombardé et où l'armée libanaise essaye de treuiller de la rivière un camion chargé de légumes. Je descends les voir et je marche en clapotant dans l'eau pour aller dire au sergent qu'il a perdu la tête. Il y a au moins 50 voitures civiles bloquées dans la file, qui attendent juste la prochaine attaque israélienne. Laissez tomber le camion pour l'instant ! lui dis-je.

D'autres soldats arrivent et ils entament un débat qui dure 10 minutes au sujet de la sagesse de mon conseil, pendant que je regarde le ciel et que je montre un F-16 israélien en train de piquer. Alors, le sergent décide que Fisk n'est pas aussi bête qu'il en a l'air, il coupe la corde de treuillage et laisse la circulation passer. Je suis recouvert d'une croûte de poussière et Katia Jahjoura, une collègue libanaise photographe, me prend en photo et éclate d'un rire incontrôlable. "On croirait que vous avez vécu dans des décombres !" s'exclame-t-elle, tandis que je lui envoie un regard désespéré. Nous ferions mieux de quitter cet endroit, au cas où nous serions transformés en gravats, lui répondis-je.

Lundi 31 juillet

Benjamin Netanyahou tente un autre mensonge, un vieux mensonge ressorti de 1982, lorsque Menahem Begin avait l'habitude de prétendre que les pertes civiles dans les raids aériens israéliens n'étaient pas différentes des civils tués au Danemark lors d'un raid de la RAF pendant la 2ème Guerre Mondiale. Heu ! Bien essayé, Benjamin, mais ce n'est pas suffisant.

D'abord, voici l'histoire. Des avions de la RAF ont fomenté une attaque aérienne contre le quartier général de la Gestapo nazie à Copenhague, mais ils ont massacré plus de 80 enfants lorsque leurs bombes se sont détournées. Les Israéliens massacrent des innocents au sud-Liban de haute altitude - suffisamment haut pour éviter les missiles du Hezbollah. La raison pour laquelle ces avions de la RAF ont tué 83 enfants, 20 nonnes et trois pompiers, le 21 mars 1945, était que leurs Mosquito volaient si bas pour éviter les pertes civiles que l'un des avions britanniques a accroché son aile avec une potence de chemin de fer près de la gare centrale de Copenhague et s'est écrasé sur une école. L'autre avion a cru que la fumée de son carburant, riche en octane, était la cible.

C'est tout de même intéressant la façon dont les dirigeants israéliens sont prêts à manipuler l'histoire de la Seconde Guerre Mondiale ! Aucun avion de combat israélien n'a été perdu au-dessus du Liban dans cette guerre et les civils libanais meurent en grand nombre, de façon répétée, et sont bombardés de très haute altitude.

Mardi 1er août

Plus d'électricité, mon frigo a de nouveau inondé le sol. Mon propriétaire, Moustafa, se tient devant la porte d'entrée avec une assiette en plastique chargée de figues de son jardin. Les journaux sont de plus en plus fins. Cependant, le restaurant de Paul, à Beyrouth-Est, a réouvert et j'y déjeune avec Marwan Iskander, l'un des principaux conseillers financiers de l'ex-Premier ministre assassiné, Rafik Hariri.

Marwan et sa femme, Mona, sont une véritable source de bonheur, racontant des blagues et faisant des commentaires outranciers (mais justes) sur les politiciens du Proche-Orient. Je règle l'addition et Marwan me tend - je savais qu'il allait le faire - un énorme cigare cubain. J'ai arrêté de fumer il y a des années. Mais je pense que la guerre m'autorise à re-fumer, juste un petit peu.

Mercredi 2 août

Des énormes explosions dans les quartiers sud de Beyrouth font trembler les murs de ma maison. Un véritable chaudron de feu s'élève dans le ciel. Que reste-t-il à détruire dans les bas-quartiers que les scribes appellent toujours des "fiefs du Hezbollah" ?

Les Israéliens bombardent à présent toutes les routes qui mènent en Syrie, surtout à la frontière de Masna (très futé ! comme si le Hezbollah ramenait ses missiles au Liban dans des convois roulant sur les autoroutes internationales). Puis l'armée de guérilla, qui a commencé tout ce fiasco sanglant, tire des douzaines de roquettes supplémentaires sur Israël.

Je pointe mon nez en banlieue et je reçois un appel d'un collègue du sud-Liban qui décrit le village de Srifa ainsi : "c'est comme Dresde". La Deuxième Guerre Mondiale, à nouveau ! Mais les banlieues [de Beyrouth] ressemblent exactement à cela. Mon épicier se lamente qu'il n'a plus de lait, plus de yaourts, ce qui - étant moi-même un drogué aux produits laitiers - me désole.

Jeudi 3 août

D'autres amis veulent savoir s'il est sans danger de retourner au Liban. Une de mes vieilles connaissances me dit qu'elle a insisté pour revenir à Beyrouth, mais un parent lui a jeté une chaussure et un livre à la figure. Quel était le titre de ce livre, demandais-je ? Un ouvrage sur la poésie, semble-t-il.

L'électricité est revenue et je me torture tout seul à regarder CNN, qui relate cet abattoir comme s'il s'agissait d'un match de football [américain]. Le score pour l'instant : quelques douzaines d'Israéliens, des centaines de Libanais, des milliers de missiles et encore plus de bombes israéliennes. Les missiles viennent d'Iran - nous rappelle CNN. Les bombes israéliennes viennent des Etats-Unis - ne nous rappelle pas CNN.

Vendredi 4 août

Le jour des ponts. Abed et moi roulons sur l'autoroute au nord de Beyrouth, en compagnie d'Ed Cody du Washington Post (celui qui lit Verlaine) et nous parvenons à conduire sur les routes secondaires à travers le district chrétien de Metn, qui a été incroyablement attaqué (puisque les Chrétiens Maronites du Liban sont censés être ici les meilleurs amis des Israéliens). "Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point nous sommes en colère", me dit une femme, expertisant sa voiture défoncée, sa maison défoncée, les vitres en miettes et les gravats éparpillés sur la route. Un viaduc est tombé dans la vallée, l'ensemble des 200 mètres de cet ouvrage. Malgré tout, une autre route secondaire est restée entièrement intacte et nous l'empruntons jusqu'au prochain pont détruit. Quel était donc l'intérêt de bombarder ces ponts ?

Nous rentrons à Beyrouth sur des routes désertes, vitres ouvertes et le souffle des avions de chasse toujours dans le ciel. Je me rends à l'Associated Press, où mon vieux copain, Samir Ghattas, est le chef du bureau. "Alors, comment sont les ponts ?" demande-t-il. "Je suppose que vous rouliez vite". Il peut le répéter…

Je donne une interview à CBC, la chaîne de Toronto, et parle ouvertement des crimes de guerre israéliens et personne dans le studio de cette station canadienne ne ressent que ceci est impolitique ou effrayant ou toute autre crainte habituelle des producteurs de télévision, qui pensent qu'ils devront affronter les calomnies habituelles sur les journalistes "antisémites" qui osent critiquer Israël. J'allume la télé et il y a Hassan Nasrallah, le patron du Hezbollah, qui menace Israël de lancer des missiles plus profondément en territoire israélien si Israël bombarde Beyrouth. J'écoute le Premier ministre israélien qui dit à peu près la même chose dans l'autre sens.

J'appelle ces personnes les "vociférateurs", puis je feuillette ma copie délabrée du Roi Lear pour voir à qui ils me font penser. Bingo ! "Je ferai des choses que je ne sais pas, mais ce seront les terreurs de la Terre". Shakespeare devrait être reporter dans cette guerre.

Samedi 5 août

Beaucoup d'histoires sur une offensive terrestre massive des Israéliens, qui s'avèrent être fausses. L'ONU soupçonne Israël de fabriquer au sud-Liban des raids inexistants pour pacifier son opinion publique tandis que les missiles du Hezbollah continuent de traverser la frontière. Mais un ami m'appelle et me dit que le Hezbollah pourrait se retrouver à court de roquettes. C'est peut-être vrai, me dis-je, et je me mets à penser à tous les ponts qui n'ont pas encore été réduits en pièces.

Encore plus de photos épouvantables des morts dans les journaux libanais. Nous, dans cet "Occident" pur, épargnons nos lecteurs avec ces photos terribles - nous "respectons" trop les morts pour les imprimer dans les journaux, bien que nous ne les respections pas beaucoup lorsqu'ils étaient encore en vie - et nous oublions la colère féroce que les Arabes ressentent lorsque ces images leur sont exposées. Que sommes-nous en train de nous préparer comme ennuis ? J'ai écrit ce matin dans le journal au sujet d'un autre 11/9. Et j'ai peur d'avoir raison.

© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]