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Que dites-vous à un homme dont la famille est ensevelie sous les décombres?

Par Robert Fisk

publié dans The Independent, le 9 août 2006,
article original : 'What do you say to a man whose family is buried under the rubble?'

Un nuage de poussière et de fumée s'élevait jusqu'à 1500 m. au-dessus des bas-quartiers défoncés de la banlieue sud de Beyrouth. Il y avait des bulldozers qui retournaient les tonnes de gravats et un homme de grande taille en T-shirt gris - un chauffeur de taxi de Brooklyn, rien de moins - se tenait debout, au bord des larmes, fixant ce qui pourrait bien s'avérer être la tombe de son grand-père, de son oncle et de sa tante. Quelques heures plus tôt, deux missiles ont explosé dans la rue Asaad al-Assad, déchiquetant la moitié de la maison familiale et soufflant entièrement l'immeuble d'appartements voisin.

Que dites-vous à un homme dont la famille est ensevelie sous les gravats ? Le dernier cadavre était celui d'un homme dont le visage semblait gravé dans la poussière - la masse de béton l'ayant si parfaitement écrasé - avant que la couche de boue, qui se révéla être mince comme une feuille de papier, ne soit retirée. Mohamed al-Husseini avait quitté New York pour prendre des vacances avec sa jeune femme et leur nourrisson. Ils étaient en sécurité dans le centre de Beyrouth, mais Mohammed voulait voir sa maison familiale et parler aux parents avec lesquels il avait grandi.

"Regardez ce que les Israéliens ont fait", dit-il, ne quittant pas des yeux les sols de l'appartement, désormais séparés d'à peine 3 cm. "Vous savez, je suis tout embrouillé. Je ne sais pas quoi faire. Je pourrais retourner vers ma femme et mon enfant, mais le reste de ma famille est là-dessous. Ils habitaient dans le Sud et y ont survécu. Ensuite, ils sont venus à Beyrouth et y sont morts".

Le grand-père de Mohamed al-Husseini, Mohamed Yacine, est (était) âgé de 75 ans. Son oncle s'appelle Hussein Yacine et sa tante, Hila. À hier soir, on n'avait encore rien retrouvé d'eux. Et dans l'immeuble d'à côté ?

Au moins 17 civils ont été tués, dont de nombreux enfants. Un garçon de 12 ans, qui s'appelait Hussein Ahmed Mohsen, se trouve à la morgue de l'hôpital du Mont Liban, en compagnie d'une femme, décédée juste après l'arrivée des secours, lorsque les missiles ont démoli sa maison, lundi, juste après 19h30. Pratiquement tous les occupants de cet immeuble condamné étaient des membres de la famille Rmeiti - encore une fois, ils venaient du dangereux sud - et parmi les morts, 15 d'entre eux venaient du même village.

Ce spectacle ne pouvait que provoquer la fureur. Un "observateur" du Hezbollah m'a demandé m'a carte de presse et a perdu tout intérêt en la lisant. Mais un jeune Libanais en chemise jaune qui se trouvait sur la scène fut attrapé par ce même homme, tiré par le col et remis à un groupe d'individus grands et baraqués qui l'ont obligé à monter dans une voiture. Maintenant, tout le monde cherche des espions, les hommes - et les femmes - qui sont accusés de peindre des signes sur les immeubles d'appartements de Beyrouth afin que les missiles israéliens accrochent leurs cibles.

Une réunion triste et sinistre dans cet hôpital du Mont Liban a suggéré que cette maison n'avait pas été "pointée" par qui que ce soit. J'y ai retrouvé Ali Rmeiti, un employé de l'aéroport de Beyrouth, couvert de blessures ensanglantées, le visage déformé, secouant la tête avec incrédulité. "J'étais sur le balcon avec ma femme, Houda, et trois de nos enfants … Je n'ai rien entendu - rien. Je n'ai pas réalisé ce qui se passait. Il faisait noir. Puis est arrivée la deuxième explosion et nous avons tous été soufflés vers la rue avec le balcon".

Houda Rmeiti, sous perfusion, est couchée à côté de son mari. Elle est couverte d'encore plus de blessures ensanglantées que lui. Je sais - et eux ne le savent pas - que trois de leurs quatre enfants ont été tués.

Et pourquoi cet immeuble a-t-il été frappé ? Les Israéliens ont massacré des centaines de civils, attaqué des convois de réfugiés, auxquels ils ont eux-mêmes ordonné de partir. Mais Saadieh, la belle-sœur d'Ali Rmeiti, raconte une histoire identique à celle des deux autres survivants. Avant que le missile n'explose, a-t-elle dit, un drone israélien, un avion de reconnaissance sans pilote qui envoie des images en direct à Tel Aviv, volait au-dessus du quartier de Chiah. "Um Kamel", comme les appellent les Libanais, a bourdonné ci et là pendant un moment et ensuite, sans prévenir, quelqu'un a descendu la rue Asaad al-Assad en moto et a tiré vers le ciel avec un fusil, en direction opposée de la maison de Rmeiti.

Ensuite il est parti. Quelque gamin qui a voulu prouver bêtement qu'il était un homme ! Vous ne pouvez pas détruire les drones avec un fusil (tous les membres du Hezbollah le savent), mais peu après, les deux missiles sont venus frapper les maisons des innocents.

Il y a peut-être deux morales à tirer ce cela, l'une est évidente, l'autre habituelle. Ne tirez pas sur les drones ! Et, ne croyez pas un seul instant que les Israéliens se préoccupent de savoir s'ils tirent sur votre maison lorsque leurs joujoux repèrent un homme avec une arme !

© 2006 Independent News and Media Limited / Traduction [JFG-QuestionsCritiques]