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Les journaux changeront, ils ne mourront pas

Par Rupert Murdoch

Article original: Rupert Murdoch: 'Newspapers will change, not die'
publié dans The Independent le 20 mars 2006

Les entreprises qui espèrent qu'un glorieux passé les protégera des forces du changement se planteront. Mais il y a une manière de se montrer à la hauteur de ce nouveau défi, une manière essentielle pour y répondre


La révolution scientifique qui a débuté il y a 300 ans en Europe s'est accélérée exponentiellement, répandant la connaissance à une vitesse qui changera, je crois, notre manière de vivre.

Il est difficile, voire dangereux, de sous-estimer les changements énormes que cette révolution apportera ou la puissance des technologies en développement pour construire et détruire, non seulement des entreprises, mais des pays entiers. Par exemple, il est probable que nous n'avons encore jamais entendu le nom de la société qui sera la plus grosse du monde en 2020. Il est vraiment possible que cette entreprise n'existe pas encore — bien que j'espère le contraire et que je connaisse son nom !

Les sociétés ou les entreprises qui s'attendent à ce que leur glorieux passé les protège des forces du changement, emmené par les technologies avancées, échoueront et tomberont. Ceci s'applique autant à la mienne, l'industrie des médias, qu'à toutes les autres affaires sur la planète.

Le pouvoir quitte la vieille élite de notre industrie — les rédacteurs en chef, les directeurs exécutifs et, regardons les choses en face, ses propriétaires. Une nouvelle génération de consommateurs de médias s'est faite jour ; elle exige un contenu qui leur soit délivré quand elle le désire, de la façon qu'elle désire et en grande partie comme elle veut qu'il soit.

Cette nouvelle audience des médias — et nous parlons ici de dizaines de millions de jeunes dans le monde entier — utilise déjà la technologie, surtout internet, pour s'informer, se divertir et surtout pour s'éduquer.

Cette révolution de la connaissance donne du pouvoir au lecteur, à l'étudiant, au malade atteint d'un cancer, à la victime de l'injustice, à quiconque ayant un besoin vital de recevoir la bonne information. Cela fait partie d'un changement plus vaste qui va bien au-delà de l'industrie des médias.

Jamais le flux d'information et d'idées, d'informations sérieuses et de commentaires raisonnés, n'a été plus important. La force de nos croyances démocratiques est l'arme clé dans la guerre contre le fanatisme religieux et le terrorisme qu'il engendre.

Le libre flux de l'information n'est pas juste un pilier de notre système démocratique ; il alimente aussi la révolution technologique. Nous faisons de nouvelles découvertes dans tout le spectre de la science : en médecine, en génétique, en biologie, en physique et dans tous les secteurs de la technologie, parce que l'information se déverse en torrents entre les universités, les entreprises pharmaceutiques et de biotechnologie, les bibliothèques, les laboratoires et les centres de recherche publics et privés. Et, bien sûr, au-delà des frontières nationales.

Cette information est véhiculée au moyen d'imprimés, de journaux, de magazines et de livres. Elle est véhiculée sur la télévision, les ordinateurs portables, les organiseurs personnels, les téléphones cellulaires et, bien sûr, internet. Les médias utilisent toutes ces plates-formes pour offrir au public l'accès à cette cascade d'information. C'est comme cela que l'opinion publique est façonnée. Et nous savons comment l'opinion publique peut faire l'Histoire.

Si la technologie de l'imprimerie avait permis au journal The Times de lancer la Révolution Américaine 100 ans avant qu'elle ne se soit réellement produite en 1785 — et tout ce qu'elle a entraîné — celle-ci aurait pu se produire bien plus tôt. Si le Times avait rapporté la fureur croissante, pendant la dernière décennie du 17ème siècle, dans les colonies nord-américaines contre les taxes imposées par le gouvernement de Londres, penserions-nous que cela aurait pris 10 ans de plus pour que la révolution mette fin à la loi coloniale ? J'en doute.

Depuis cette époque, et surtout depuis la montée de la presse populaire au tournant du 19ème siècle, le pouvoir des médias pour influencer les événements et conduire le changement a énormément grandi.

Mais comme je l'ai dit plus haut, le pouvoir se déplace de ceux qui possèdent et gèrent les médias vers une nouvelle génération exigeante de consommateurs — consommateurs mieux éduqués, ne voulant pas être commandés et qui savent que dans un monde de concurrence ils peuvent obtenir ce qu'ils veulent, lorsqu'ils le veulent. Le défi auquel nous sommes confrontés, dans les médias traditionnels, est de trouver comment séduire cette nouvelle audience.

Il n'y a qu'un seul moyen. C'est en utilisant nos compétences à créer et à distribuer du contenu dynamique et excitant. Du contenu "royal", comme le nomme The Economist. Mais — et c'est un très grand mais — les journaux devront s'adapter au fur et à mesure que les lecteurs exigeront des informations et du sport sur une variété de plates-formes : sites internet, iPods, téléphones mobiles ou ordinateurs portables.

Je crois que les journaux traditionnels ont encore devant eux beaucoup d'années à vivre mais, de la même manière, je pense que dans le futur le papier journal et l'encre d'imprimerie ne seront qu'un des nombreux canaux vers nos lecteurs. Comme nous le savons tous, les journaux ont déjà créé de larges audiences pour leur contenu en ligne et ont fourni aux lecteurs des services à valeur ajoutée comme les alertes par courriel, les blogs, les débats interactifs et les podcasts.

Le contenu est reformaté afin de convenir aux besoins d'une audience contemporaine. Cette divergence par rapport à la plate-forme traditionnelle du papier-journal se poursuivra et s'accélèrera même pendant un temps.

La même chose est vraie pour la télévision. Sky a déjà commencé à mettre des programmes sur les PC et les téléphones mobiles. Cette vieille boite carrée qu'est la télévision dans un coin de la pièce pourrait bientôt mourir, mais l'industrie de la télévision est en train de s'emparer des possibilités qu'offre la révolution technologique.

Les EVP qui déversent de la télé en direct sur les téléphones mobiles et qui transmettent des programmes sur les ordinateurs par IPTV [Internet Protocol Television, la télévision sur internet], cette vague d'innovation donne au consommateur un choix immense à un coût relativement bas. Donc, les médias deviennent comme les "fast food" : les gens les consommeront sur le vif, alors qu'ils se rendent à ou rentrent de leur travail, regardant les nouvelles, le sport et des extraits de films sur leurs téléphones mobiles ou des appareils sans fil de poche comme le PSP de Sony, ou d'autres, déjà en test par nos entreprises de satellites.

Cela ne veut pas dire que la télévision et les journaux doivent nécessairement perdre leur rôle historique qui consiste à tenir les gens informés sur ce qu'il se passe dans le monde qui les entoure. Etant donnée la vitesse du changement autour de nous, ce rôle n'a jamais été aussi important. Voyez le domaine médical ! La science fiction y devient une science de fait.

Il y a trois ans, un groupe de scientifiques a fait un progrès à couper le souffle en publiant la carte génétique décomposant l'ADN de la race humaine. La découverte de l'ADN s'est produite parce que, durant toutes leurs recherches, les scientifiques aux Etats-Unis pouvaient envoyer leurs découvertes sur internet, tirant des informations et de l'inspiration de leurs collègues dans le monde entier. Internet a été crucial pour ce développement étonnant et je suis sûr qu'il continuera son développement rapide en tant que premier canal médiatique de l'information, des loisirs, des affaires et des contacts sociaux.

Une des raisons qui me fait dire cela est le succès d'une société que nous avons achetée l'année dernière et qui s'appelle www.MySpace.com. C'est un site de constitution de réseaux dans lequel des millions de personnes, âgées principalement entre 16 et 34 ans, discutent en ligne les unes avec les autres de musique, de cinéma, de rencontres, de voyages, bref, de tout ce qui les intéresse. Ils partagent des photos, des vidéos et des blogs, formant des communautés virtuelles.

Depuis son lancement il y a tout juste deux ans, ce site a acquis 60 millions d'utilisateurs enregistrés, dont 35 millions d'utilisateurs réguliers. C'est une génération, à laquelle on se réfère à présent comme la "génération myspace", qui se parle à elle-même dans un monde sans frontières.

Ce n'est qu'un exemple de la manière dont les médias, avec cette capacité d'atteindre des millions de personnes avec de l'information, du divertissement et de l'éducation, peuvent utiliser les réussites technologiques pour créer des vies meilleures et plus intéressantes pour un très grand nombre de gens. Et c'est une des raisons pour laquelle je crois que nous sommes à l'aube d'un âge d'or de l'information — un empire de nouvelle connaissance.

Mais la connaissance seule n'est pas une baguette magique qui peut être agitée pour bannir la pauvreté et produire des richesses. La vie ne marche pas ainsi.

Voyez les mots du prix Nobel David Baltimore, le président du California Institute of Technology, qui a dit dernièrement : "nous sommes en train de créer un monde dans lequel il sera impératif pour chaque individu d'avoir une culture scientifique suffisante pour comprendre les nouvelles richesses de la connaissance afin de pouvoir les utiliser avec sagesse".

Ces personnes, ces entreprises, ces nations qui comprennent et utilisent cette nouvelle connaissance seront ceux qui prospèreront et deviendront forts dans notre ère de découverte.

De la roue à internet, de la presse écrite à la fibre optique, c'est toujours la technologie qui a conduit l'histoire. Ceux qui se trouvent dans le siège du conducteur ont toujours été ceux qui comprenaient et utilisaient entièrement la technologie. Aujourd'hui, l'un de nos grands défis est de comprendre et de saisir les opportunités que présente la toile. C'est une technologie créative destructrice qui est encore dans son enfance ; elle casse et reconstruit déjà tout sur son passage.

La toile est en train de changer la façon de faire des affaires, la manière dont nous nous parlons les uns aux autres et la manière dont nous nous amusons. Au fur et à mesure que les anciennes et les nouvelles technologies fusionnent, les questions se multiplient. L'internet tuera-t-il la téléphonie fixe ? Cela arrive-t-il déjà avec le VOIP — Voice Over Internet Protocol [la voix sur internet]. Lorsqu'une large bande à haute définition diffuse de la télé et des films sur des écrans d'ordinateurs de qualité à la maison, qu'arrive-t-il aux sociétés de télévision, aux studios de films et assurément aux journaux ?

Je pose ces questions — et il y en a beaucoup d'autres que la toile révèle — dans ce contexte. Il y a environ un milliard de personnes dans le monde qui ont accès aux ordinateurs — bien que seulement 10% dispose de la large bande. Dans 20 ou 30 ans il y aura 6 milliards de personnes dans ce cas, soit les deux-tiers de l'humanité. Nous savons que l'ordinateur portable à 100 dollars est en route. Dans quelques années, il pourrait y avoir un portable à 50 dollars.

Ce serait une folie pour moi d'être ici et de prétendre que je sais ce que cela veut vraiment dire pour les générations futures. Mais je répondrai à la question que je soupçonne de se former dans vos esprits. Qu'arrive-t-il au journalisme de la presse écrite à une ère où l'on offre aux consommateurs de l'interactif, des nouvelles, des divertissements, du sport et des petites annonces, de plus en plus à la carte, sur leurs écrans d'ordinateurs, écrans de télé, téléphones mobiles et combinés, au moyen de la large bande ?

La réponse est que le grand journalisme attirera toujours des lecteurs. Les mots, les images et les graphiques qui constituent la matière première du journalisme doivent être emballés brillamment ; ils doivent nourrir l'esprit et émouvoir le cœur.

Et, de façon déterminante, les journaux doivent donner aux lecteurs un véritable choix pour accéder à leur journalisme, dans les pages du journal ou sur les sites internet tels que Times Online ou — et ceci est important — sur toute plate-forme qui leur plait : téléphones mobiles, appareils de poche, ipods … ce que vous voulez. Comme je l'ai dit, les journaux peuvent devenir des sites d'information. Tant que les organes de presse créent du contenu qu'il faut lire et qu'il faut avoir et le délivrent dans des médias qui plaisent aux lecteurs, ils dureront.

La presse typographique de Caxton[1] a marqué une révolution qui est encore présente avec nous 500 ans plus tard. Mais l'histoire de cette révolution-là n'est pas une histoire où la nouveauté balaye l'ancienneté. La radio n'a pas détruit les journaux ; la télévision n'a pas détruit la radio ni éliminé l'impression de livres. Et quoi que vous pensiez à propos d'Hollywood, l'industrie du cinéma est très vivante.

Chaque vague de nouvelle technologie dans notre industrie l'a obligée à s'améliorer. Chaque nouveau média a forcé son prédécesseur à devenir plus créatif et plus pertinent pour le consommateur. Pendant la première ère de l'exploration, il y a environ 600 ans, les grands explorateurs européens se tenaient sur le bord du monde connu et ont littéralement hissé les voiles vers l'inconnu. La technologie leur a donné des bateaux équipés, pauvrement certes, pour de longs voyages. La science a fourni des équipements de navigation rudimentaires et les trésors royaux et privés, le financement. Mais ce qui a envoyé Bartolomeo Dias, Christophe Colomb, John Cabot et Henry le Navigateur à travers les océans n'est pas juste une quête pour de nouvelles routes commerciales vers l'Est. Ils recherchaient consciemment à étendre les horizons de l'humanité ; ils risquaient leurs vies pour trouver un nouveau monde.

Voilà où nous en sommes aujourd'hui. Nous sommes incommensurablement mieux équipés que nos ancêtres pour affronter les défis posés par certaines questions que j'ai soulevées. Mais nous ne devons pas perdre notre sang-froid. Nous devons nous préparer à prendre des risques et accepter que nous fassions des erreurs — parfois de grosses erreurs. Par-dessus tout, nous devons avoir ce dont ces grands explorateurs avaient en abondance : le courage d'utiliser le changement technologique qui se déroule autour de nous pour aider à construire un monde meilleur.

Nous faisons tous partie du voyage — pas seulement les quelques privilégiés — et la technologie nous emmènera vers une destination qui est définie par les limites de notre créativité, de notre assurance et de notre courage.

Version révisée d'un discours que Rupert Murdoch a donné le 14 mars dernier devant la "Worshipful Company of Stationners and Newspaper Makers" [guilde londonienne de l'imprimerie et de la presse, fondée en 1403]

Rupert Murdoch a-t-il raison ?
Des dirigeants de l'industrie des médias soupèsent ses prédictions

PIERS MORGAN, ancien rédacteur en chef du MIRROR

Aujourd'hui, les journaux font l'objet d'une plus grande attaque que jamais auparavant : le marché de la presse gratuite, la pénétration de plus en plus importante de l'internet et des réseaux qui fonctionnent 24h/24. Dans 20 ans, peut-être même plus tôt, une large proportion de la population de ce pays — et d'autres — ne lira pas la presse écrite sous la forme de journaux. Ils préfèreront la lire sur des ordinateurs flexibles qu'ils transporteront dans leurs poches. Ce sera un phénomène générationnel. Cela ne veut pas dire que les journaux mourront, ils seront simplement lus dans un format différent.

CHRIS AHEARN, Président de Reuters Media

L'acquisition de MySpace sera vue comme un tournant pour News Corp. — un leader traditionnel de l'industrie des médias s'attelant à la puissance du media digital. Les médias traditionnels doivent faire face au fait que la technologie des médias digitaux permet à chacun d'être journaliste, rédacteur en chef et utilisateur. Ce profond challenge équilibre les compétences du journalisme professionnel avec l'augmentation énorme du contenu, créé par les utilisateurs — des blogs au journalisme citoyen en passant par les vidéos amateur.

TONY WATSON, Directeur de la Rédaction de la Press Association

Peu se querelleraient avec l'affirmation de Rupert Murdoch sur les menaces et les opportunités que présente la "révolution digitale". En tant qu'agence de presse nationale fournissant du contenu, à la fois aux journaux et aux plates-formes digitales, nous sommes confrontés à un grand nombre de ces défis. Nous avons réinventé progressivement l'agence comme une organisation entièrement multimédia, où la vidéo et l'audio sont rassemblés et présentés côte à côte avec le service traditionnel de dépêches.

ALAN RUSBRIDGER, rédacteur en chef du 'Guardian'

The Times était très sceptique sur le fait de savoir s'il fallait prendre ou non internet au sérieux à un moment où nous n'avions pas de telles réserves. Donc je pense que c'est la raison pour laquelle nous avons une audience [en ligne] bien plus large qu'eux. Mais à présent, ils y engagent beaucoup d'argent et prennent désormais internet au sérieux. Il va nous falloir réfléchir d'une façon très créative aux nouveaux modèles économiques.

PETER BALE, Directeur de la Rédaction de Times Online

Notre progression est entièrement conforme avec là où [Murdoch] espère prendre ces entreprises internet. Pour l'instant, il n'y a aucune preuve du tout qu'il y a une cannibalisation des journaux en Grande-Bretagne et Times Online touche des gens qui autrement ne choisiraient pas ce journal. Là où nous sommes à la traîne, jusqu'à un certain point, est que notre marque n'est pas perçue comme une marque d'infos de dernière heure. Le 7 juillet [les attentats à la bombe de Londres], particulièrement, le bond du trafic de la BBC et de Sky, par exemple, était beaucoup plus important que le nôtre, parce que je pense que nous sommes toujours perçus comme un quotidien et pas comme un endroit où aller chercher de l'information de dernière minute.

ROGER ALTON, Rédacteur en chef de l'Observer

L'arrivée tardive de Rupert sur le créneau de la nouvelle technologie a suivi la mode. Je suis bien plus un dinosaure que beaucoup de gens dont Rupert parle. Mais notre société est pressée et est saturée d'informations, et c'est le travail des organisations de médias de digérer cette information pour vous. Cela fait 20 ans qu'internet existe et grosso modo les journaux sont plus robustes et vendent plus qu'il y a 20 ans. Et ils sont plus variés !

GUIDO, Blogueur parlementaire de www.guidoandthemonkey.com

Murdoch a raison de dire que "les médias deviennent comme du fast-food… les gens les consommeront sur le vif". Les blogueurs sont parfaits pour cela avec leur polémique d'octets de la taille d'une bouchée. Mais les salles de rédaction ne vont pas disparaître, parce que les rédacteurs en chef sont des filtres de valeur. Les blogs ne sont pas filtrés et ils sont donc souvent de la daube.

Interviews conduites par Sophie Morris

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]


note:

[1] William Caxton :

Johann Gutenberg inventa l'imprimerie en Allemagne vers 1450, mais William Caxton (v. 1422-1491), fut le premier imprimeur anglais.