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Tahar Ben Jelloun: le Maroc lui colle à la peau

Par Gerry Feehily

The Independent, publié : le 3 mars 2006


L'un des plus grands écrivains français de ces 30 dernières années,
Tahar Ben Jelloun voit toujours ses livres remisés dans un ghetto 'ethnique'.
Gerry Feehily rencontre à Paris le romancier de deux mondes.

Tahar Ben Jelloun vit à Paris depuis 35 ans. Citoyen français, il a écrit une douzaine de romans en français. Mais si vous vous rendez à la Fnac des Halles, la plus grosse librairie de la capitale, vous ne le trouverez pas à la section littérature. En compagnie d'autres auteurs de naissance nord-africaine, on le trouve sur une petite étagère à côté de la science-fiction, quelque part près du sol, sous la rubrique "Maghreb". En Angleterre, ce serait comme aller à Waterstone's et y trouver Salman Rushdie à la rubrique "Inde", à côté du développement personnel.

Ben Jelloun connaît déjà l'anecdote. "Les Britanniques semblent assimiler plus facilement", dit-il. "Rushdie est né en Inde, mais la littérature anglaise est un concept universel. La France se considère aussi comme une culture universelle. En fait, cela signifie que les auteurs suisses et belges et même Samuel Beckett sont considérés comme de la littérature française. Avec les ex-colonies, pourtant, ce n'est que culpabilité. Les métèques sont classés ailleurs."

Cette observation est effroyable, mais Ben Jelloun n'est pas du tout véhément. Il a assez de succès pour ne pas avoir besoin de crier. Ses livres sont traduits dans une douzaine de langues et son bureau surplombe le très chic boulevard Saint-Germain, qui reste toujours le centre de l'establishment de la littérature française. Ce n'est pas un secret qu'en France, être né nord-africain, de descendance nord-africaine, ne rend pas la vie facile ; que le cri délinquant poussé l'année dernière lors des émeutes dans des cités-cloaques était le symptôme d'un vieux problème non-résolu. Pourtant Ben Jelloun semble être une exception. Dans la République Française, où la race n'existe pas dans la loi, est-il l'exception qui confirme la règle ? Et quelle est sa place ?

Sa vie d'écrivain a commencé à El Hajeb, dans un camp militaire marocain où il était détenu. Il y fut rudoyé et battu, en compagnie de 94 autres, en tant qu'ennemi du Roi Hassan II, après les manifestations étudiantes qui se déroulèrent à Rabat en 1965. Bien que circonspect en politique, il s'est tourné vers les cercles d'extrême gauche, distinction perdue d'avance dans un régime qui, sous la direction du Général Oukrit, a mitraillé ses citoyens dans la rue.

"J'ai passé un an et demi dans ce camp", se rappelle-t-il. "Nous avions droit à un livre tous les trois mois, alors j'ai demandé à mon frère qu'il m'envoie quelle chose de volumineux. C'est Ulysse qui m'est revenu, un pavé de 700 pages. Joyce m'a impressionné avec sa si grande liberté d'esprit. La littérature semblait être non seulement une sorte d'échappatoire, mais aussi une révolte possible. Cela m'a inspiré un poème".

Sorti du camp en fraude, le poème a trouvé un éditeur peu avant sa libération, en 1968. Ayant terminé ses études de philosophie, il commença à enseigner dans un lycée, d'abord à Tétouan, puis à Casablanca.

En 1971, Ben Jelloun - ayant été scolarisé essentiellement en français - se trouvait du mauvais côté de l'arabisation de l'éducation du Général. Il saisit l'occasion d'aller étudier à Paris. "Le prétexte était de faire un doctorat en psychologie. De toute façon, je n'aurais pas pu enseigner la philosophie en arabe, mais c'était aussi un moyen d'échapper à la répression - à l'époque, toute forme d'expression, que ce soit essai, article, fiction ou paroles de chansons, était considérée comme suspecte".

Comme Joyce, son exil est ambigu. Dans une carrière de près de quarante ans, son pays d'origine ne l'a jamais vraiment quitté. Harrounda, son premier roman, avait pour cadre Fez-la traditionaliste et Tanger-la cosmopolite de son enfance. Edité par le légendaire Maurice Nadeau, il a trouvé des admirateurs en Roland Barthes et Samuel Becket. Les censeurs au Maroc considérèrent cette histoire, sexuellement explicite sur une prostituée, scandaleuse, mais pas subversive. Les Français, cependant, y virent autre chose. "En France, les immigrés étaient invisibles et lorsqu'ils ne l'étaient pas, ils étaient horriblement traités. Donc, en tant que marocain éduqué, l'idée m'est venue d'élever la voix, pour l'Afrique du Nord, pour le monde arabe. Ce qui n'avait jamais été mon programme du tout".

Néanmoins, c'est un rôle qu'il a embrassé. En 1974 il couvrit le Haj à la Mecque pour Le Monde et attaqua notoirement Paul Bowles, dont il a dit de ses traductions des raconteurs d'histoires illettrés de la médina de Tanger qu'elles étaient une sorte de néo-colonialisme. Son doctorat sur la misère sexuelle des immigrés nord-africains, publié en 1975 sous le titre La Plus Haute des Solitudes, devint son premier best-seller. "Que l'immigré subsiste, qu'il s'en sorte, d'accord, nous pouvons vivre avec cela - mais qu'il n'y ait pas d'autres facettes à sa personnalité, par exemple : qu'il ne pouvait plus faire l'amour, ceci n'est venu étrangement à l'esprit de personne !".

Dans un pays où, encore aujourd'hui, une pub pour une boisson chocolatée à la banane dépeignait un homme noir grimaçant dans un costume de groom, il se demande comment une telle percée a été possible. Ayant établi une nouvelle catégorie non désirée de citoyen français, l'Arabe, Ben Jelloun travailla sur un autre front. Retournant à Tanger trois mois par an, il revenait avec des romans inspirés par son pays natal. Peuplés d'exclus, de fous errants, de raconteurs d'histoires aveugles, et tintés de ce style à la fois magique et réaliste qui prévalait dans les années 70 et 80, ces romans ont culminé avec deux oeuvres hors norme, L'Enfant de Sable (1985) et La Nuit Sacrée (1987), qui lui a valu le prix Goncourt. Ces deux livres parlent de Zahra/Ahmed, une fille élevée comme un garçon par un père trop honteux pour admettre que dans une famille de sept filles, le dernier-né n'est pas un garçon.

De retour au Maroc, tous n'étaient pas contents. "Les relations sont complexes", dit-il. "Les gens qui vivent là-bas en permanence considèrent que je n'ai aucune légitimité. Ils disent que je n'ai pas suffisamment haussé le ton pendant les années Hassan ; que je faisais de l'exotisme". Il tire de lui un portrait récent publié dans le journal Le Parisien, où un auteur marocain, qui préfère écrire sous un pseudonyme ("comme si je représentais la terreur elle-même, dit Ben Jelloun), l'accuse de ne pas se dresser pour son propre compte. "Dans un pays où il n'y a pas beaucoup de créateurs, d'écrivains, qui parviennent à exprimer le Maroc, la personne qui émerge devient alors l'ennemi".

Tout cela ressemble à de la rancune provinciale, mais lorsqu'il sourit, vous sentez aussi que ça lui reste en travers de la gorge. Les attitudes n'ont pas eu l'air de beaucoup changer après la publication de Cette Aveuglante Absence de Lumière en 2001. Ce roman se basé, de façon épouvantable, sur une histoire vraie, dans laquelle le narrateur, un officier de l'armée impliqué dans le coup d'état de 1971 contre Hassan, a survécu pendant 18 ans dans une cellule de prison souterraine et sans fenêtre, d'un mètre cinquante de côté sur un mètre cinquante de hauteur. Il n'est pas nécessaire d'y aller trop fort pour calibrer un Etat qui peut enterrer ses sujets vivants. Son succès national et international (il a gagné le prix Impac en 2004) a semblé rendre les récriminations plus amères. "De tout ce que j'ai entendu", a-t-il dit, "vous auriez pu imaginer que j'étais un agent de la CIA ou de mèche avec le Mossad".

Mais il serait trivial de lire Cette Aveuglante Absence de Lumière comme un ouvrage politique. Son sujet est celui d'un corps écorché et sa signification se rapporte à l'esprit humain et aux profondeurs de ses ressources, même dans les situations les plus infernales. Certain des thèmes de cet hymne noir à la vie se sont étendus, bien que d'une manière voilée, au dernier ouvrage de Ben Jelloun, Le Dernier Ami […]. C'est l'histoire d'une amitié qui commence à l'école et qui se termine dans un acte inexplicable de trahison 30 ans plus tard. Il est clair qu'il s'agit d'un travail très personnel, faisant écho aux incidents de sa propre vie.

C'est aussi un livre dont Ben Jelloun a du mal à parler. "Cela me rend vraiment triste de m'en souvenir. Alors que l'amour et le sexe fonctionnent avec la possibilité permanente de rupture et de trahison, l'amitié est censée être libre. Des fois ce n'est pas le cas". On se souvient de sa fameuse rupture avec son ami de longue date et traducteur Egi Voletranni au sujet d'une édition pirate en italien de l'une de ses œuvres. "Je ne cacherais pas que j'ai été moi-même trahi. Dans le fond, cependant, l'idée qui m'a inspiré le plus était que ces deux personnes puissent avoir une relation qui dure des dizaines d'années, mais de cette sorte qui se construit sur une faille. Ils vivent donc deux histoires complètement différentes".

Le Dernier Ami est sans aucun doute un livre amer. Fils issus de la classe-moyenne de Tanger, les personnages, Ali et Mamed, découvrent les femmes et la politique pendant les années 60, avec la guerre d'indépendance en Algérie pour toile de fond. Comme Ben Jelloun, ils sont détenus dans un camp d'entraînement militaire pour étudiants radicaux. Comme Ben Jelloun, Ali devient plus tard professeur de philosophie. Mais celui qui donne vie à cette nouvelle est Mamed, un monsieur je-sais-tout qui a tendance à prendre plaisir à humilier ses amis, et qui fume cigarette sur cigarette. Arrivé à l'âge mûr, médecin brillant à Stockholm, il découvre qu'il est atteint du cancer du poumon et il retourne au Maroc pour mourir. Mais il rompt d'abord violemment avec Ali, apparemment pour lui éviter d'être témoin de son déclin.

Qu'il rompe avec Ali par excès d'amour - l'amitié entre les deux hommes est si exclusive que leurs femmes en sont malades de jalousie - ou par pur plaisir de détruire reste un mystère jamais entièrement expliqué, une énigme. À un moment, Mamed, marchant dans une rue de Stockholm, énumère les raisons pour lesquelles il aime le Maroc : "Ce qui m'a manqué le plus étaient les choses qui m'ennuyaient ; comme le bruit que faisaient les voisins, les cris des colporteurs, les ascenseurs en panne… ce qui me manquait était la poussière : c'est étrange, la Suède ne produit pas de poussière".

Mais Ben Jelloun n'est pas qu'un écrivain nostalgique. De retour sur le boulevard St-Germain, désormais plus souvent foyer des boutiques de décoration que des librairies, je le soupçonne d'être motivé par une saine colère. Il a clos cette interview sur une discussion à propos des émeutes de l'année dernière et il pense qu'elles vont se reproduire. "Il n'y a aucun élan. Les politiciens espèrent seulement que le problème disparaîtra. Mais ce ne sera pas le cas". S'il est possible que l'un des plus importants auteurs français se retrouve dans un minuscule recoin de la Fnac parce qu'il est né marocain, alors il ne faudra pas s'en étonner ! Et si Ben Jelloun n'élève pas la voix, qui le fera ?

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon