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La grande question

Pourquoi y a-t-il des tensions en Turquie
et ce pays devient-il islamiste ?

Nicholas Birch à Istanbul
The Independent mardi 8 juillet 2008

article original : "The Big Question: Why is tension rising in Turkey, and is the country turning Islamist?"

Pourquoi posons-nous cette question maintenant ?

Pour les laïcs les plus radicaux de Turquie, il y a une guerre en cours entre les défenseurs du Kémalisme - ce mélange de laïcité autoritaire, d'étatisme et de nationalisme qui est toujours l'idéologie officielle de la Turquie - et une intention du gouvernement d'imposer l'Islam au pays. Le gouvernement AKP insiste sur le fait que c'est une lutte entre les démocrates et les défenseurs d'une vision politique dépassée. Les cyniques y voient une bataille entre deux camps, liés par leur obsession de contrôler l'appareil d'Etat et leur attitude cavalière envers la démocratie.

Depuis mars, huit mois après sa victoire écrasante aux élections générales avec 47% des voix, l'AKP a été confronté à la clôture sur des accusations d'activités anti-laïques. Le procureur qui a ouvert ce procès a appelé à une interdiction politique de cinq ans pour 71 membres de l'AKP, dont le Premier ministre et le président.

Les tensions sont montées à nouveau la semaine dernière, lorsque la police - pour la première fois dans l'histoire de la Turquie - a arrêté deux généraux de premier plan à la retraite, soupçonnés de planifier une tentative de coup d'Etat juste deux heures avant que le procureur a plaidé pour une clôture de l'AKP au tribunal. Les laïcs insistent sur le fait que ces arrestations étaient la vengeance de l'AKP pour ce procès en clôture.

De quoi ces généraux sont-ils accusés ?

Les journaux turcs ont dit hier que ces deux généraux seront inculpés d'avoir "dirigé une bande armée". Pendant des mois, la presse turque a rapporté que 60 et quelques personnes en détention préventive planifiaient une série d'assassinats pour déstabiliser la société et forcer à une intervention militaire. L'un de ces généraux est toutefois impliqué dans une affaire différente - deux tentatives avortées de coup d'Etat contre l'AKP, en 2003 et en 2004. C'est la question chypriote qui est à l'origine de ces complots, pas la prétendue menace de l'AKP contre la laïcité. Dans l'appareil d'Etat, nombreux sont ceux qui ont vu le soutien du gouvernement au projet soutenu par l'ONU de réunifier l'île méditerranéenne divisée comme une trahison des intérêts stratégiques turcs.

Pourquoi la laïcité et l'armée marchent-elles main dans la main ?

Le fondateur de la Turquie, Kemal Atatürk, qui était lui-même militaire, a régulièrement mis en garde que "la politique et le militarisme n'ont rien à faire ensemble". Ses descendants laïcs l'ont ignoré, se tournant de plus en plus vers l'armée pour compenser leur faiblesse dans l'isoloir. Et l'armée, après chacun des trois coups d'Etat et les nouvelles constitutions que la Turquie a connus depuis 1960, a cimenté de plus en plus sa position au cœur de la politique du pays. Aujourd'hui, elle a un devoir constitutionnel de protéger la République et ses valeurs. Cela ne veut pas seulement dire la laïcité. L'ennemi No 1 a changé au fil des ans. Ce furent les gauchistes dans les années 70 et les Kurdes - une menace contre "l'unité indivisible" de la Turquie - dans les années 80 et 90. L'Islam politique n'a pris la tête de la liste des dangers qu'au milieu des années 90.

Alors, la Turquie devient-elle islamiste ?

Au pouvoir depuis 2002, l'AKP a passé ses trois premières années à faire avancer quelques réformes les plus radicales de l'histoire de la Turquie, incluant la réécriture du Code Civil qui a remporté les applaudissements d'un grand nombre de féministes à l'esprit laïc.

Cependant, depuis 2004, les réformes se sont immobilisées. La rhétorique réformiste a de plus en plus cédé la place au discours autoritaire sur "la volonté du peuple", typique des partis turcs de droite, ivres de pouvoir. L'AKP continue d'insister sur le fait qu'il soutient les droits de tous. Mais ses efforts mal conçus, en février dernier, pour mettre fin à l'interdiction du voile islamique dans les universités, ont montré clairement qu'il considérait certains droits comme étant plus importants que d'autres.

Quels sont les autres signes de peur chez les laïcs ?

Les craintes des laïcs tendent à se cristalliser autour de ce qu'ils considèrent comme les efforts de l'AKP de surcharger l'Etat avec ceux qu'ils nomment aux différentes fonctions. Ils ont sans aucun doute raison. Pendant ce temps, les quotidiens de tendance laïque sont pleins d'articles rapportant les initiatives pour interdire l'alcool à la télévision, pour obliger les bars à s'installer au-delà des limites urbaines et pour imposer une morale conservatrice sur le pays. (Par exemple, le Premier ministre Erdogan a soulevé récemment un esclandre, lorsqu'il a appelé les femmes à avoir "au moins trois enfants".) Par-dessus tout, il y a la conviction largement répandue - non-confirmée par la plupart des enquêtes d'opinion - que plus de femmes portent des voiles que par le passé.

Alors, que représente Erdogan ?

Ancien dauphin d'un politicien islamiste dont la carrière s'est terminée en 1997, Erdogan a été nourri de la contre-culture islamiste des années 70 et 80 : antidémocratique et anti-occidentale. Depuis sa rupture avec Necmettin Erbakan à la fin des années 90, il a toutefois changé radicalement de tactique. Avec un ramassis d'anciens islamistes, de personnes de la droite traditionaliste et des nationalistes, le parti qu'il a formé en 2001 a épousé depuis le début une politique pro-européenne et pro-occidentale.

Tandis que son enthousiasme pour l'UE semble s'être estompé depuis 2004 - en grande partie à cause de la position parfois hypocrite des anti-turcs en Europe - il est toujours le politicien turc, de toute stature, le plus pro-européen.

Quels sont ceux que l'Ouest considère comme les gentils ?

Sans surprise, les politiciens occidentaux tendent vers l'AKP. Mais, parfois, ils vont trop loin. Au début de l'année, le commissaire européen à l'élargissement a émis l'avis que la lutte en Turquie était entre les "laïcs autoritaires" et les "Musulmans démocrates". Ceci est naïf, bien que compréhensible de la part d'un politicien qui semble se servir du roman d'Orhan Pamuk, "Neige," comme d'un guide politique.

L'AKP pourrait être plus facile à approcher que l'opposition laïque, mais tous les partis en Turquie mangent dans la même auge autoritaire. Il n'y a pas de symbole plus clair de cela qu'une loi partisane qui permette aux dirigeants d'agir comme des despotes étroits. Apparemment, à la demande du chef d'état-major, Erdogan s'est débarrassé l'année dernière de près de la moitié des députés de son ancien gouvernement sans même en référer à ses plus proches conseillers.

Où va la Turquie à partir de là ?

Les analystes voient trois issues possibles à la crise de la Turquie. La moins probable est que la Turquie retourne à un autoritarisme total. Ce qui est beaucoup plus probable est qu'une trêve difficile soit signée entre l'AKP et l'Etat, mettant presque certainement fin aux espoirs de réforme dans un futur proche. Pendant ce temps, les libéraux espèrent que l'AKP réalisera que toutes les libertés qu'il veut ne peuvent être garanties que s'il garantit les libertés qu'il ne veut pas.

Ce dont la Turquie a besoin, soutiennent-ils, est une nouvelle constitution démocratique pour remplacer celle imposée sur le peuple turc après le dernier coup d'Etat militaire, et la fin au système juridique qui place la défense de l'Etat au-dessus de la défense des droits de ses citoyens. Les chances que cela se produise sont minces. Dans l'atmosphère polarisée d'aujourd'hui, il est difficile de voir comment quiconque puisse créer le consensus nécessaire pour réécrire complètement la politique turque.

La laïcité de la Turquie est-elle menacée ?

Oui…

* La laïcité de la Turquie a des racines faibles, "Comme un lys inodore flottant sur l'eau" (pour paraphraser le philosophe Ahmet Arslan).

* Erdogan semble ne pas avoir compris ce que veux dire la laïcité, insistant régulièrement sur le fait qu'elle concerne les Etats, pas les individus.

* La Turquie laïque force depuis longtemps ses citoyens à se tourner vers l'Islam Sunnite, par l'intermédiaire du parcours scolaire et l'institution d'Etat pour la religion.

Non...

* A peine 10% des Turcs soutiennent la loi islamique et ce nombre est en diminution.

* La plupart des Turcs ont voté pour l'AKP parce que celui-ci a promis la prospérité - s'il échoue à y parvenir, ils le chasseront.

* Avec le commerce en plein essor, les fiefs conservateurs de la Turquie sont plus proches de l'Ouest que jamais auparavant.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]