accueil > archives > éditos


Une pauvreté abjecte dans un pays
où tout le monde est millionnaire

Par John Simpson
The Independent le 15 janvier 2008

article original : "John Simpson: The abject poverty in a country where everyone is a millionaire"

Voyageant clandestinement, le rédacteur en chef de la rubrique "Affaires du Monde"
de la BBC, découvre une nation à bout de patience avec Robert Mugabe


Dans le Zimbabwe de Robert Mugabe, tout le monde est millionnaire. Vous devez l'être : un pain coûte un million de dollars Zimbabwe, un journal coûte deux millions et un rôti de bœuf correct coûte cent millions. Le seul problème est que le salaire moyen est de 20 millions de dollars par mois. On les appelle des dollars Mugabe et ce n'est pas un terme d'affection.

Tout le monde fait la queue ici : dans les supermarchés, aux stations service et dans les banques, afin de retirer l'argent pour acheter n'importe quoi. L'inflation est tellement élevée que des articles qui coûtaient à peine 20 millions de dollars hier coûteront probablement le double demain. Pour une raison, le gouvernement refuse d'imprimer des billets de un million de dollars ; peut-être pense-t-il que cela ferait mauvais genre. Le billet le plus élevé est de 750.000 dollars et bonjour les calculs !

Il est terriblement difficile de trouver quelqu'un qui soutienne le Président Mugabe. Il est détesté dans les bas-quartiers de Harare. A Mbare, où ses casseurs ont détruit au bulldozer le bidonville abritant des milliers de supporters, les petits enfants criaient des slogans anti-Mugabe sur notre passage.

Les commerçants, les travailleurs domestiques, le personnel hospitalier, les malades du Sida, les gens vendant des objets artisanaux dans la rue - tous le détestent. Une personnalité très haut placée du Zanu-PF [le parti au pouvoir], un homme qui se voit comme un faiseur de roi, m'a rencontré clandestinement à Harare. Il détestait Mugabe plus que tous les autres.

Je me trouve clandestinement au Zimbabwe, en compagnie de deux collègues. La BBC y est interdite, alors ce fut particulièrement bon d'émettre en direct d'ici pour le Journal de Vingt-Deux Heures d'hier soir. C'est la première fois qu'un organisme d'information de la télévision britannique émet du Zimbabwe, depuis que Mugabe a refusé l'entrée des journalistes étrangers dans son pays.

Le plus gros problème est que BBC World, notre chaîne de télévision internationale, est très suivie ici, en particulier par l'élite politique. Il y a un risque réel d'être reconnu et arrêté.

A Londres, un artiste du maquillage m'a mis une barbe pour que je ressemble à un fermier Afrikaans. Mais celle-ci avait la fâcheuse habitude de se décoller sous la chaleur et, si nous avions été pris, il n'aurait pas été sage de porter un déguisement. Donc, j'ai juste porté une casquette de base-ball pour couvrir mes cheveux blancs en bataille. J'avais l'air plutôt horrible, mais pas autant qu'avec la barbe.

Le déguisement a plutôt bien marché. Nous sommes restés une semaine à Harare et nous avons passé beaucoup de temps à conduire et à marcher dans la ville et ses alentours, ainsi que dans les bas-quartiers. Enregistrant face à la caméra en descendant une rue principale d'Harare, parlant apparemment tout seul, fut un des moments les plus tendus. J'ai dû le faire deux fois, sans tenir compte des spectateurs et des larbins de la police.

Jusque-là, j'ai été reconnu trois fois. Une fois dans un restaurant coûteux, où nous filmions la façon dont vit l'élite de Mugabe. Notre propre repas s'est élevé à 290 millions de dollars ; j'ai laissé un pourboire de 10 millions (environ 3,75€). Une autre fois, j'ai été reconnu par une personnalité importante de l'opposition que je voulais de toute façon interviewer, puisqu'il avait été récemment torturé par la police secrète de Mugabe. Et une fois encore, dans une boutique où je voulais trouver une paire de ces fameuses bottes Courtenay du Zimbabwe.

Aussi désagréable politiquement qu'est le Zimbabwe de Mugabe, ce n'est pas l'Ouganda d'Idi Amin [Dada]. Il y a encore ici un certain degré de liberté personnelle. Les gens peuvent être torturés pour leurs opinions politiques, mais il est rare que quelqu'un soit assassiné. Les meurtres des fermiers blancs, il y a huit ans, ne se sont pas reproduits.

Mais il y a des espions partout. L'un d'entre eux s'est accroché au caméraman de la BBC, Nigel Bateson, alors qu'il terminait un tournage clandestin dans un supermarché vide. "J'aimerais tellement être votre ami", a dit le larbin. "Vous voulez bien me donner votre nom et votre numéro de téléphone ?" "Je ne peux pas faire une chose pareille", a répondu Nigel, "Je vous connais à peine".

Et parce que Mugabe est si impopulaire, il nous a été facile de trouver des gens pour nous héberger et nous aider. Pour eux, je suspecte que c'est un acte silencieux de résistance. La BBC m'a appelé à trois occasions différentes pour me prévenir de rumeurs selon lesquelles nous étions à Harare. A chaque fois, nous avons discuté entre nous trois de la possibilité de nous faire prendre et d'être envoyés dans une prison zimbabwéenne. A chaque fois nous nous sommes mis d'accord pour rester et terminer le boulot.

Ce travail est à présent presque terminé. Nous avons établi qu'il y a une division majeure au sein du parti au pouvoir, le Zanu-PF, et qu'un ancien ministre des finances, Simba Makoni, est mis en avant par un groupe puissant comme candidat pour défier M. Mugabe à la présidentielle.

Le personnage de haut rang du Zanu-PF qui nous a informés en secret était certain que 2008 serait probablement l'année où l'emprise de Mugabe sur le pouvoir serait affaiblie où qu'elle prendrait fin.

Mais il ne sera pas renversé par une révolution populaire. Une combinaison d'une nouvelle approche plus ferme de l'Afrique du Sud, de l'économie qui s'aggrave et d'un coup de palais pourrait faire l'affaire. Mais Mugabe est malin et plein de ressources. Même maintenant, il est trop tôt pour écrire sa notice nécrologique politique.

Quant à nous, nous aurons traversé la frontière zimbabwéenne lorsque cet article paraîtra. Après tant d'années d'interdiction, ce fut un réel plaisir, même si ce fut dur nerveusement, de passer une semaine ici à nouveau. C'est un pays magnifique. Il mérite seulement d'être mieux gouverné.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]