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Les crises à propos du Hamas et de l'Iran soulignent l'effondrement
de la mission des néocons et la fin d'un monde à une seule superpuissance

     Bush n'a plus qu'à regarder les choses en face:
il a tort et Chirac a raison
    Par Jonathan Steele
The Guardian , vendredi 3 février 2006

La présidence de George Bush a encore trois ans devant elle, mais le discours sur l'état de l'union de cette semaine a indubitablement un air de marée descendante. Le ton - "châtié, déférent, modeste", selon le Los Angeles Times - indique que le président a ressenti que les vagues du pouvoir déferlaient contre lui.

Ce n'est pas la même chose que lorsque l'on vient d'être battu aux élections. Le moment où des présidents dans leur deuxième mandat commencent à faire face à de sérieux problèmes, pour faire passer les lois au Congrès ou pour convaincre leurs alliés étrangers de soutenir des mesures controversées, arrivent normalement plus tard dans le cycle. Les dernières élections de mi-mandat (pour Bush, elles auront lieu en novembre 2006) correspondent généralement au pic avant lequel l'autorité intérieure du président en exerce décline. En ce qui concerne la politique étrangère, le décalage arrive plus tard. Il peut même être retardé jusqu'aux dernières semaines du mandat, comme Bill Clinton en a pu faire l'expérience lorsqu'il a tenté de négocier la paix entre Israël et les Palestiniens en janvier 2001.

Le changement dans le comportement de Bush ne résulte pas non plus essentiellement du soutien qui s'estompe parmi les Américains pour ce dont on se rappellera comme la décision centrale de sa présidence : la guerre par erreur contre l'Irak. Les sondages qui n'ont jamais montré une côte de popularité aussi basse ont sûrement affecté son humeur mardi soir. Et un journaliste du New York Times à l'œil attentif a remarqué "qu'il a rarement souri et qu'il n'a fait qu'un seul clin d'œil". Mais la raison de la morosité de Bush est plus profonde.

À l'instar des missionnaires qui trouvent que les barbares refusent de se convertir, Bush et ses collègues néocons commencent à réaliser que leur mission pour la liberté n'est pas aussi convaincante qu'ils espéraient. Elle a aussi des effets imprévus, les confrontant de force à des choix embarrassants : continuer à élaborer des grands principes ou ajuster le message et se sentir coupable d'une récidive immorale.

Le discours de Bush fut remarquable par le nombre de fois où il a appelé des concitoyens à ne pas se replier, à ne pas laisser tomber, à ne pas succomber au pessimisme et à ne pas être défaitistes. Si sa politique ne piétinait pas, ces appels n'auraient pas été nécessaires. Ils ont été remarquablement différents du ton confiant de son discours de l'année dernière, alors qu'il venait juste d'être réélu pour un deuxième mandat et que son gouvernement espérait que les premières élections irakiennes apporteraient l'effondrement de l'insurrection. Aujourd'hui, après un referendum constitutionnel et une autre élection, les attaques contre les forces américaines et britanniques ne montrent aucun signe de diminution significative.

Bush a insisté mardi pour dire que la démocratie était toujours en marche sur l'ensemble de la planète, et en particulier au Moyen-Orient. Il a cité les élections en Egypte, en Palestine et en Arabie Saoudite. Et, bien qu'il ait prétendu que l'Iran "est retenu en otage par une petite élite cléricale" il a semblé avoir oublié que son président à aussi été élu : il a remporté une course présidentielle disputée avec une participation électorale élevée et aucun candidat ne faisant la course en tête.

Pourtant, lorsqu'on écoute Bush et son équipe néoconservatrice, on peut sentir leur frustration. Ils réalisent qu'ils se sont eux-mêmes pris au piège de leur propre politique. Leur zèle pour la pureté idéologique les a poussés dans des positions desquelles il est difficile de s'échapper sans donner l'impression qu'ils se sont trahis eux-mêmes.

La Secrétaire d'Etat (ministre des affaires étrangères) Condoleeza Rice a fait deux voyages difficiles en Europe en moins d'un mois. Le premier a été éclipsé par le scandale des centres secrets de torture en Europe, le deuxième était censé affirmer triomphalement la progression en Afghanistan, mais a tourné à une série de réunions de crise sur le Hamas et l'Iran.

Rice supplie les Européens de comprendre qu'une véritable guerre est en cours et qu'il y a là-bas des mauvaises personnes. Elle nous enjoint de ne pas être complaisants avec le terrorisme et défend la nécessité d'effectuer des changements dans nos lois relatives à la liberté civile. Elle considère comme un succès que l'administration Bush ait aboli la distinction entre les combattants de la liberté et le terrorisme. Cela veut dire, soutient-elle, que la tolérance montrée l'OLP dans les années 80, qui lui a accordé un temps généreux pour se débarrasser de son engagement vis-à-vis de la violence, ne peut pas être répétée aujourd'hui avec le Hamas.

Elle craint que la victoire du Hamas atténue l'engagement de l'Europe dans la guerre contre la terreur tandis qu'ils cherchent la quadrature du cercle pour continuer à aider les Palestiniens tout en appelant leur nouveau gouvernement à déchirer son manifeste. La crise constituée par le Hamas n'est pas qu'un simple dilemme de politique étrangère. C'est une métaphore de la nature fragile de la mission planétaire que s'est auto-attribuée l'administration Bush alors qu'elle fait face aux contradictions du monde réel.

La crise sur les ambitions nucléaires de l'Iran est pareillement significative. La période juste après la Guerre Froide, où il n'y avait qu'une seule superpuissance, est à présent terminée. Les Etats-Unis sont obligés de mettre la Russie, et dans une moindre mesure, la Chine sur la liste des partenaires pour trouver un compromis. En plus de cela, avec l'ascension économique de l'Inde et la résurgence d'un nationalisme anti-Yankee dans plusieurs Etats d'Amérique Latine, nous sommes clairement entrés dans un monde multipolaire. Personne à Downing Street ou à Washington ne l'admettra publiquement, mais il s'avère que c'est Jacques Chirac qui avait raison. Son gaullisme global, cette notion selon laquelle le monde comporte plusieurs centres de pouvoir - et ce n'est plus seulement "l'Occident contre les autres", offre une image plus exacte que celle du cow-boy solitaire agissant en notre nom à tous. Cette analyse n'est que celle de Chirac, bien sûr. Le président français est une personnalité discréditée dans la plupart des domaines, peu aimé même dans son pays. Mais il est l'Européen le plus en vue à oser épouser la multipolarité comme nouvelle réalité de la politique internationale.

Les dirigeants des pays non-alignés ont dit la même chose pendant longtemps, comme l'on fait les dernières plaies de Washington, telles que Hugo Chavez au Venezuela. Dans sa manière de s'exprimer tout en douceur, Kofi Annan a aussi appelé à nous nouvelle reconnaissance du dispersement de la puissance internationale. Lors d'un discours qu'il a prononcé à Londres cette semaine, et qui a été peu rapporté, il est entré en désaccord avec le concept même d'une puissance composée de cinq nations constituant les membres permanents du conseil de sécurité des Nations-Unies. "Ne sous-estimez pas la lente érosion de l'autorité et de la légitimité de l'ONU qui provient de la perception selon laquelle il a une base très étroite, avec seulement cinq pays qui dictent la loi", a-t-il plaidé.

La réforme de l'ONU est un processus lent et on peut douter que les nouveaux prétendants à des sièges permanents au Conseil de Sécurité, tels que le Brésil, le Japon et l'Inde, y parviennent rapidement. Mais la tendance va dans leur direction, sans tenir compte que ce soit officialisé par l'ONU maintenant en dans plusieurs années.

Donc, les appels désespérés de Bush à ses auditeurs américains de ne pas se replier ne constituent pas seulement des signes montrant que la simplicité de son idéologie remporte moins d'adhésion aux Etats-Unis, comme c'était le cas dans le passé. Il a aussi commencé à se rendre compte que la puissance des Etats-Unis à l'étranger est sur le déclin.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon