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Déchaînées par la passion, les manifestations violentes occultent toute condamnation
de la provocation délibérée par des rédacteurs en chef d'un quotidien

     La bataille des caricatures se dessine dans des
nuances de gris, pas en noir et blanc
    Par Jonathan Steele
The Guardian , samedi 11 février 2006

Il n'est pas courant que la gauche soit d'accord avec Tony Blair, et encore moins avec George Bush. Mais le bon sens dont ces deux dirigeants ont fait preuve dans l'affaire des caricatures danoises, en se rangeant aux côtés de ceux qui, au sein de la gauche et des libéraux, critiquent la publication des dessins offensants, est un des aspects les plus remarquables de ce drame. La position Bush-Blair est un antidote utile pour tous ceux qui prétendent que la peur règne dans les bureaux des journaux occidentaux, où l'on rapporte que de lâches directeurs reculeraient devant la publication de tout ce qui pourrait énerver les Musulmans. Flemming Rose, le rédacteur en chef culturel du Jyllands-Posten, qui a été le premier à publier les caricatures qui ne font rire personne, déclare qu'il veut rompre avec "l'autocensure" du Danemark face à l'Islam. D'autres journaux européens qui ont suivi sont allés jusqu'à se vanter d'être courageux.

Ils auront du mal à prétendre que les hommes qui ont envoyé des troupes d'infanterie sur une des plus vieilles capitales du monde arabe, et qui les maintiennent toujours là-bas pour une durée indéterminée malgré l'opposition d'une majorité d'Irakiens, ont peur d'énerver les Musulmans. Personne ne peut non plus prétendre sérieusement que Bush essaye à présent d'apaiser le monde islamique après "avoir appris une leçon" en Irak. Il continue d'enflammer de nombreux Musulmans avec ses rodomontades contre l'Iran.

Le fait est que sur la question des caricatures le grand néocon et ses conseillers idéologiques ont été pragmatiques et suffisamment malins pour voir que les dessins étaient de mauvais goût, délibérément provocateurs et de façon grotesque inexacts lorsqu'ils sous-entendent que chaque Musulman est un martyr assassin en puissance et, pire encore, que le Coran recommande les attentats-suicides.

La réaction de Bush montre que les Américains ont une meilleure compréhension du multiculturalisme que la plupart des Européens. Les discriminations raciales, religieuses et ethniques sont évidemment encore présentes aux Etats-Unis, mais leur longue histoire d'immigration massive, tout comme l'insistance de la Constitution Américaine sur les droits des personnes quelles que soient leurs origines, a conduit depuis longtemps les Américains à accepter les différences culturelles à l'intérieur de leur nation arc-en-ciel et à célébrer la diversité. "E pluribus unum", comme dit leur devise nationale, [il faut être nombreux pour constituer une grande nation]. En Grande-Bretagne nous sommes loin derrière. Sur le spectre de la tolérance, la résistance à la diversité à une extrémité, son acceptation au milieu et sa célébration à l'autre extrémité, la Grande-Bretagne se situerait vers le milieu. Ce n'est pas un hasard si Jack Straw, avec sa circonscription électorale de Blackburn et le nombre substantiel de ses supporters constitués d'électeurs musulmans modérés, a été le premier ministre à dénoncer les caricatures. Il savait à quel point ses électeurs les trouvaient offensantes. Les "arabistes" du Foreign Office ont sans aucun doute eu leur mot à dire, et cette fois on les a écoutés.

Sur le même spectre de la tolérance, le Danemark se situe toujours du côté des préjugés, à son extrémité. En effet, ce pays est traditionnellement mono-ethnique et ne s'est toujours pas ouvert en son centre aux nouvelles cultures. Le discours public en est resté là où il était en Grande-Bretagne il y a une génération, avec des propos furieux sur ces "invités" qui devaient soit se conformer au "pays hôte", soit rentrer chez eux. Essayez de dire cela à un réfugié kurde de l'Irak de Saddam Hussein, et à plus forte raison à son fils né à Copenhague !

Dans un excellent article paru dans Der Spiegel, Jytte Klausen, une spécialiste danoise en sciences politiques, qui a interviewé plus 300 dirigeants musulmans en Europe de l'Ouest pendant ces cinq dernières années, dit que "la tolérance religieuse et le respect des droits de l'homme ont fait cruellement défaut au Danemark". Elle cite Brian Mikkelsen, le ministre des affaires culturelles et fervent défenseur de la "restauration" culturelle, déclarant juste avant la publication des caricatures : "Nous sommes entrés en guerre contre l'idéologie multiculturelle qui dit que tout est pareillement valable".

Lorsque les manifestations ont commencé et que d'autres journaux en Europe ont imprimé les caricatures en "solidarité" avec le Jyllands-Posten, ces derniers ont aggravé l'erreur initiale anti-musulmane en essayant de susciter un clash continental des civilisations. Mais pourquoi un journal progressiste de Grande-Bretagne devrait-il ressentir de la "solidarité" avec des rédacteurs en chef danois anti-immigrés, qui ont commis une erreur de jugement majeure, plutôt qu'avec les Musulmans britanniques qui ont universellement déploré ces caricatures ?

À présent, la question s'est déplacée au-delà de la décision d'imprimer ces caricatures et est devenue une question sur les limites de la protestation. Aussi scandalisés soient-ils, - et c'est justifiable - les manifestants doivent-ils boycotter les produits d'un pays, sans parler des slogans appelant aux décapitations ? La sur-réaction pourrait s'avérer plus offensante que la provocation initiale. Elle est aussi contre-productive. Cela risque de fabriquer encore plus d'islamophobes.

Ici aussi, est-il important de garder son calme. La querelle sur les caricatures est récupérée par des personnes qui ont toutes sortes d'agendas. À Gaza, les premiers manifestants qui ont attaqué les bureaux de l'UE ne faisaient pas partie du Hamas mais étaient des têtes brûlées liées au mouvement vaincu, le Fatah, ainsi qu'au Djihad Islamique et à d'autres groupes qui n'ont jamais participé aux élections du mois dernier. Les manifestants ont peut-être voulu embarrasser le Hamas ou attirer les projecteurs sur leurs propres mouvements.

En Iran, le nouveau président délibérément provocateur exploite ce qu'il considère être un nouveau moyen de se garder le soutien de la base. Il est arrivé au pouvoir sur une plate-forme électorale promettant d'aider la classe économique du sous-prolétariat mais ne les a pas tenues, alors même que les capitaux iraniens quittent le pays, que la bourse vacille et que les investisseurs diffèrent les nouveaux projets de peur d'une guerre avec les Etats-Unis. Quelle diversion plus facile que les négations méprisables de l'Holocauste et les tirades factices présentant les caricatures comme une conspiration occidentale ?

Au Liban, les politiciens anti-syriens ont utilisé la crise pour dénoncer Damas. Ils ont prétendu que les Syriens ont laissé les manifestants brûler l'ambassade du Danemark à Beyrouth - une accusation qui nourrit les luttes frénétiques pour le pouvoir interne qui paralysent le gouvernement libanais actuel. Et n'oublions pas que les protestations contre le Danemark ont commencé dans l'Arabie Saoudite wahhabite, qui pratique une politique étrangère globalement pro-occidentale. Même les Saoudiens n'ont réagi qu'après qu'Anders Fogh Rasmussen, le Premier ministre danois, a refusé de recevoir une délégation de protestation constituée de dirigeants islamiques danois et d'ambassadeurs de pays musulmans. L'insensibilité et le manque de correction du gouvernement danois ont été pratiquement aussi offensants que les caricatures elles-mêmes.

Plusieurs jours après l'éruption de la querelle, Bush a appelé Rasmussen pour lui exprimer son soutien. Mais il a pris soin de dire qu'il agissait "à la lumière de la violence contre les missions diplomatiques danoises et autres", et pas en solidarité sur la question bidon de la liberté d'expression.

Une énorme responsabilité repose désormais sur les médias européens du courant dominant. Les slogans extrémistes véhiculés pendant les manifestations contre les caricatures ne représentent pas les points de vue de tous les Musulmans et ne devraient pas être décrits comme tels. Les dirigeants musulmans modérés des pays européens se sont prononcés pendant toute la semaine pour appeler à la retenue et pour condamner la violence des manifestants, de la même façon qu'en Grande-Bretagne ces dirigeants musulmans modérés ont condamné bien avant les tribunaux l'incitation au meurtre proférée par Abou Hamza. Le problème est que ces tensions et ces querelles qui durent depuis longtemps à l'intérieur des communautés musulmanes, où les voix de la modération ont constamment cherché à contrer les radicaux, ont été rarement rapportées. Parler de l'extrémisme est beaucoup plus vendeur !

Les Musulmans ne représentent pas seulement une partie importante de la nouvelle diversité européenne, ils représentent à eux seuls une diversification. Suggérer que les Musulmans européens soutiennent les slogans appelant à la vengeance et aux décapitations, simplement parce qu'ils se sont presque tous sentis offensés par les caricatures, est aussi faux que prétendre que tous les Européens ont approuvé la publication des caricatures. Dans toutes les communautés on trouve des progressistes, des conservateurs, des réformateurs et des traditionalistes, exactement comme on trouve des gens qui connaissent les limites du bon goût et des doctrinaires qui ne les connaissent pas.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon