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La façon dégoûtante dont Bush choisit ses amis et ses ennemis n'est pas le signe d'une
faillite morale. C'est une démonstration de force impitoyable qui devrait nous faire peur

     Méfiez-vous de l'hypocrisie des allégeances internationales !
    Par Jonathan Steele
The Guardian , vendredi 28 avril 2006

Voici l'abc de la manière de promouvoir les régimes non démocratiques : Le dirigeant du pays A sera, aujourd'hui, l'invité de Bush après que la surveillance des élections législatives récentes a largement considéré qu'elles n'avaient été ni libres, ni justes. L'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), qui a envoyé l'équipe habituelle d'observateurs, a décrit ces élections comme "ne répondant pas aux standards internationaux".

Ce dirigeant en exercice, qui contrôle étroitement les médias, a utilisé la télévision d'état pour mettre en lumière ses prétendus accomplissements tout en ignorant ou en dénigrant ses opposants. Sa police a dispersé brutalement les rassemblements électoraux. Selon l'OSCE, "La liberté de se réunir a été restreinte, et il y a eu du harcèlement, des intimidations et des détentions de certains candidats et de leurs supporters".

La semaine dernière, Washington a donné une réception encore plus chaleureuse pour le président du pays C, avec cornemuses et tambours de cérémonie, lui donnant la sérénade sur la pelouse-sud de la Maison Blanche. Comme un phare de la non-démocratie, son régime est beaucoup plus lumineux que celui du pays A. La fraude électorale n'y est pas un sujet d'inquiétude, puisqu'il dirige un Etat à parti unique qui n'autorise aucune compétition pour le pouvoir. Ce dirigeant restreint la religion et impose des règles sévères sur les droits des femmes à la reproduction qui feraient passer les fondamentalistes islamiques pour des libéraux. Pourtant, Bush n'a rien mentionné de tout cela, ni dans son discours public de bienvenue au dirigeant du pays C, ni, apparemment, au cours de ses entretiens privés.

Passons maintenant au pays B. La répression politique y est considérablement plus douce que celle du pays C et à peu près à parité avec le pays A. En ce qui concerne les principes démocratiques, l'élection présidentielle du mois dernier furent une véritable farce. La télévision d'Etat a donné du temps d'antenne aux opposants, mais ils y étaient surtout insultés et diabolisés. Au contraire du pays A, les observateurs étrangers ne rapportèrent aucun cas de bourrage des urnes, mais ils constatèrent des falsifications en faveur du président en exercice dans le décompte des voix, dans les relevés des bureaux de vote signés par les fonctionnaires. Les analystes indépendants pensent que la plupart des gens étaient satisfaits de leur condition économique et ont probablement voté pour le président, rendant le recours de cette fraude grotesquement inutile.

Quelle fut la réponse de Bush ? Au lieu de récompenser ce champion de la répression en l'invitant à Washington, le président du pays B et plusieurs de ses copains se sont vus signifier qu'ils étaient punis d'une interdiction de voyager. Les ministres des affaires étrangères de l'Union Européenne ont pris la même décision. Quelle sorte de message cela envoie-t-il ? Pour bénéficier d'une session avec son homologue américain, le président de la Biélorussie (le pays B) aurait-il dû être plus répressif ? Aurait-il dû s'assurer que ses juges condamnent aussi sévèrement les manifestants qui protestaient contre les fraudes électorales à l'instar des juges qui en réfèrent au président de l'Azerbaïdjan (le pays A), Ilham Aliyeh, que Bush accueille aujourd'hui ?

La Biélorussie devrait-elle retourner au système du parti unique sur le modèle de la Chine (le pays C), dont le président, Hu Jintao, a été l'invité de Bush la semaine dernière ? Cela aurait-il permis au président Alexander Loukashenko de dîner à la Maison Blanche ? Le dirigeant du principal parti d'opposition en Biélorussie a été condamné hier à 15 jours de prison pour avoir participé à un rassemblement, le jour de l'anniversaire de Tchernobyl. Est-ce au moins suffisant pour déjeuner avec Donald Rumsfeld ?

Je plaisante, bien sûr ! La pression que les états puissants exercent sur les autres états va toujours de paire avec des considérations merdiques. Les Etats disposant d'armes nucléaires sont traités avec plus de sensibilité que ceux qui n'en ont pas. Les Etats qui ont du pétrole ou autres minerais recherchés sont favorisés par rapport aux autres. La taille est importante. La géographie aussi. Cela était aussi vrai au 19ème siècle, lorsque les Etats passaient crûment des alliances de convenance, que ça l'est aujourd'hui dans le monde, où des Etats habillent leur comportement, à l'occasion, des nouveaux habits de la "promotion de la démocratie".

Les historiens des relations internationales, de même que les diplomates et les correspondants étrangers, l'ont toujours su. Mais cette leçon vaut la peine d'être répétée pour les idéologues et les philosophes politiques qui déterminent qui sont les bons et les méchants dans tous les conflits et se transforment en majorettes. Les organisations des droits de l'homme ainsi que les citoyens ont raison de pousser leurs propres gouvernements, ainsi que les autres, à adopter des normes plus élevées de comportement démocratique, mais ils ont besoin d'être rigoureux, impartiaux et conscients de l'histoire. Les journalistes devraient être intellectuellement sur leur garde contre la mentalité moutonnière. Les commentateurs ne doivent pas s'enchâsser dans les programmes des gouvernements puissants.

Oui, c'est vrai, disent certains critiques, nous savons qu'il y a deux poids deux mesures dans la manière dont les Etats se comportent. La promotion de la démocratie n'est pas une stratégie à taille unique et doit être tempérée par le réalisme. Mais Timothy Garton Ash [un journaliste du Guardian] a exposé dans ces pages : "Si quelqu'un est témoin de deux meurtres différents et qu'il ne pourchasse que l'un des meurtriers, parce que l'autre est son ami, nous ne disons pas 'Il a eu tort de pourchasser ce meurtrier'. Nous disons 'Il aurait dû pourchasser l'autre aussi'."

Comme parabole de la moralité personnelle, le bon samaritain est un modèle qui inspire. Mais cela repose sur la supposition que pour tout individu la probabilité d'être le témoin d'un incident grave est faible. Le bon samaritain est une parabole sur le courage et la compassion dans des circonstances imprévues. Si vous tombez par hasard sur l'injustice, ne soyez pas lâche ! Deuxièmement, peu de gens ont des meurtriers comme amis, donc cette analogie est doublement naïve.

Ce qui est typiquement vrai pour un citoyen n'est pas vrai pour des Etats puissants. Ces Etats naviguent constamment sur la route entachée de sang de la recherche de l'influence internationale. Ils décident volontairement des relations étroites qu'ils entretiennent avec divers pays, dont certains sont recommandables et d'autres pas. Lorsque que les Etats puissants se livrent à une discrimination entre les pays et ne dénoncent, sanctionnent et mettent au ban de la société que quelques-uns, ce n'est pas un double langage qu'ils tiennent, cela ne prouve pas non plus le triste glissement de leur morale. C'est le moyen délibéré qu'ils ont de brandir leur puissance, le signe d'une force supérieure, un outil pour dire à leurs plus petits partenaires ce que l'on attend d'eux. Comme Condoleeza Rice l'a dit après la guerre d'Irak : "Punissez la France, ignorez l'Allemagne et pardonnez à la Russie".

Et qu'arrive-t-il si le problème est plus gros que le simple fait de ne pas avoir pourchassé votre ami meurtrier ? Supposez que vous êtes complice de ce meurtre. Je ne pense pas à notre trio ABC, mais à des régimes en Amérique Latine et aux Caraïbes, dont les dictateurs ont été placés par Washington, ainsi que des meurtriers comme Oussama Ben Laden et Pol Pot, que les Etats-Unis ont aidé jusqu'à leur prise du pouvoir ou soutenu une fois qu'ils l'avaient pris.

Il ne faut s'attendre à un changement profond rapide dans la façon dont les Etats puissants se conduisent. Et lorsque ces Etats montent des croisades, nous devrions tous nous méfier.

Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]