accueil > archives > éditos


Nous en sommes à réécrire l'histoire de l'effondrement du communisme

Ce fut Gorbatchev, et non le Pape, qui renversa le système.

Jonathan Steele
Vendredi 8 avril 2005
The Guardian

Les décès des puissants provoquent des affirmations extravagantes, et un grand nombre d'hommages qui ont été rendus à l'homme que l'on a inhumé aujourd'hui à Rome ont frôlé le grotesque. L'abêtissement tombe tout d'un coup sur les journalistes nécrologiques, et dans leur empressement à définir un héritage clair ils se livrent souvent à des simplifications qui ne prennent pas en compte la manière dont le monde et les gens changent.

La façon dont les Polonais voyaient le communisme dans les années 70 n'est pas la façon dont ils le voient aujourd'hui. L'Eglise catholique polonaise dialoguait régulièrement avec les autorités communistes, et elles travaillèrent subtilement ensemble au moment de résister à l'influence soviétique. Jean-Paul II modifia son point de vue au fil de ses voyages.

Donc, cette notion selon laquelle l'anticommunisme a toujours été une part importante de sa motivation est une vue un peu simpliste. Ce qui fut important lors de ses premiers voyages en Pologne, le fut moins dans ses rapports avec l'Amérique Latine. Le pacifisme était aussi un autre principe primordial de Jean-Paul II, mais lorsqu'il s'agissait de préserver son pouvoir dans son domaine réservé, il préférait l'autoritarisme à la protection de la liberté.

Les rétrospectives qui font un parallèle entre sa première visite en 1979 dans son pays en tant que Pape, la montée de "Solidarnosc" [le syndicat Solidarité] l'année suivante et l'effondrement du système à parti unique en 1989 sont particulièrement douteuses.

Elles occultent la loi martiale qui stoppa Solidarnosc dans son élan et la mit à l'écart pendant la plus grande partie des années 80. Ce fut une défaite énorme que Jean-Paul II ne put surmonter que lorsque les véritables détenteurs du pouvoir, les hommes qui dirigeaient le Kremlin, changèrent leur position.

La tournée du Pape de 1979, avec des foules immenses qui assistaient à ses messes en plein air, a sans aucun doute donné aux Polonais un sens formidable du renouveau national. Cela a ajouté un facteur imprévisible aux travailleurs mécontents après des décennies de crises récurrentes, aux dirigeants communistes qui voulaient montrer leur capacités nationales en trouvant une " voie polonaise vers le socialisme " et les dirigeants bornés de Moscou.

Le soutien du Pape aux ouvriers qui firent grève à Gdansk et fondèrent Solidarnosc, première organisation nationale polonaise indépendante, a aidé ce syndicat à croître à une vitesse incroyable.

Mais les choses changèrent l'année suivante. Solidarnosc se divisa sur les tactiques et les buts. Lors de son congrès d'automne de 1981, où il fut accordé aux journalistes étrangers l'accès complet, les délégués ont farouchement débattu des priorités : la question primordiale était-elle l'exigence des travailleurs pour des meilleurs salaires et l'autogestion dans leurs usines ou l'appel pour les libertés politiques que les intellectuels, qui prenaient le train de Solidarnosc en marche, voyaient comme une importance capitale ? Le syndicat devait-il accepter ou rejeter le rôle principal que jouait le parti communiste dans le gouvernement ?

Chaque camp fut tourmenté par la question de savoir si et comment Moscou devait intervenir. Il y avait déjà des indications fortes que l'armée polonaise serait utilisée au lieu des chars soviétiques. Aucun d'entre nous ne pensait que des mesures de répression puissent être évitées. En quelques semaines les faits nous donnèrent raison. Le Kremlin s'en est tiré relativement facilement. Les propres autorités communistes polonaises arrêtèrent des milliers de meneurs de Solidarnosc et poussa les autres dans la clandestinité.

La réaction de Jean-Paul II fut molle. La résistance armée n'était pas une option sérieuse, mais il se trouvait des Polonais qui étaient favorables aux protestations de masse, aux occupations des usines et à une campagne de désobéissance civile. Le Pape les a déçu. Il critiqua la loi martiale mais mit en garde contre un bain de sang et la guerre civile, conseillant d'être patient plutôt que désobéissant.

Après des négociations prolongées avec le régime, il rendit une deuxième visite à la Pologne en 1983. Bien que la loi martiale fût levée le mois suivant, de nombreux militants de Solidarnosc restèrent en prison pendant des années. Le gouvernement s'assit de nouveau à la table, seulement en août 1988, pour négocier avec Solidarnosc, alors que Mikhail Gorbatchev avait déjà lancé le mécanisme vers une politique pluraliste en URSS même et avait promis publiquement la fin des interventions militaires soviétiques en Europe de l'Est.

L'impulsion des réformes de Gorbatchev n'était liée ni à une quelconque pression de l'Occident, ni à la contestation en Europe de l'Est, ni à l'appel du Pape demandant de respecter les droits de l'homme, mais à la stagnation économique de l'Union Soviétique et à la contestation intérieure au sein de l'élite soviétique.

La réaction prudente du Pape vis à vis de la loi martiale était suscitée par sa forte conviction en la non-violence. Si cela a modéré son anticommunisme, la haute valeur qu'il plaçait dans la fierté nationale y a aussi contribué.

Sa position sur la Cuba communiste était très différente de sa position sur la Pologne. Il réalisa que la résistance de Castro aux pressions américaines reflétait les sentiments de la plupart des Cubains. Il voyait que le nationalisme et la domination communiste marchaient main dans la main à Cuba, alors que ce n'était pas le cas en Pologne, où le parti était en fin de compte subordonné à Moscou. À la Havane, le Pape mentionna la liberté de conscience comme étant un droit basique, mais sa visite renforça Castro. Sa critique du capitalisme et de l'inégalité planétaire fit écho à Castro et il dénonça l'embargo américain sur Cuba.

L'attaque de Jean-Paul II , dans les années 80, contre la théologie de la libération n'était pas non plus motivée par le fait que la soi-disant "option pour les pauvres" était insufflée par le marxisme. Le Pape s'inquiétait aussi des autres caractéristiques. Il sentait que cela était utilisé pour justifier la violence et pour que les prêtres catholiques les plus influents soutiennent la lutte armée des paysans contre les propriétaires terriens répressifs et les dictatures féodales.

Au Nicaragua, où les Sandinistes renversèrent par la force le régime de Somoza, soutenu par les Etats-Unis, trois prêtres devinrent ministres. Au Salvador, les prêtres étaient souvent les meilleures courroies de transmission entre les journalistes et les commandant de la guérilla, nous emmenant dans des villages reculés pour les rencontrer. Aux Philippines, quelques prêtres transportaient même des pistolets. Voici ce que le père Eddy Balicao, qui officiait à la cathédrale de Manille, m'a déclaré dans les montagnes de Luzon : "La situation requérait plus qu'une association pour les droits de l'homme et je suis entré dans la clandestinité et j'ai rejoint les forces de défense."

Jean-Paul II s'est aussi opposé à la théologie de la libération car il voyait que des prêtres défiaient leurs évêques et contestaient la structure hiérarchique de l'Eglise. Alors même que le communisme était encore au pouvoir en Europe, il avait plus de choses en commun avec lui que nombre de ses supporters ne l'admettent. Il a centralisé à nouveau le pouvoir au Vatican et a inversé la "perestroïka" mise en place par son prédécesseur Jean XXIII, qui avait permis aux diocèses locaux d'avoir leur mot à dire.

Avec la chute du "communisme international", le Vatican est resté la seule idéologie autoritaire de portée mondiale. Il n'y eu pas de pause dans les pressions que le Pape exerçait contre la contestation — le pire exemple fut l'excommunication en 1997 du père Sri Lankais, Tissa Balasuriya, un personnage impie qui mit en doute le culte de Marie comme une icône docile et soumise et argua que, en tant que religion minoritaire d'Asie, le catholicisme devait être moins arrogant vis à vis des autres croyances.

Le Pape ne pouvait pas accepter ce défi à l'absolutisme du Vatican. Ainsi, il est logique qu'il soit inhumé dans la crypte d'où Jean XXIII a été retiré, marquant symboliquement la suprématie de l'ère conservatrice de Wojtyla sur les espoirs de liberté d'une génération précédente.

· Jonathan Steele a été reporter en Pologne, en Union Soviétique et en Amérique Latine dans les années 70 et 80

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon