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     La Vie Eternelle de la Religion
    Par Jonathan Sacks
Jonathan Sacks est le rabbin en chef des Congrégations Unies Juives de Grande-Bretagne et du Commonwealth. (voir site).
Vendredi19 novembre 2004; Page A29 du Washington Post

La Religion reste au centre des préoccupations du monde. Les musulmans sunnites et chiites se font la guerre en Irak. Les divisions religieuses alimentent les conflits ethniques de par le monde. L'Union Européenne s'est récemment déchirée sur la proposition de nommer Rocco Buttiglione, un Italien qui tient des points de vue catholiques orthodoxes sur l'homosexualité, au poste de commissaire à la Justice, aux Libertés et à la Sécurité. Nous venons d'être témoins d'une élection présidentielle dans laquelle, selon les sondages, les questions morales — "les valeurs chrétiennes" — sont en tête des préoccupations des électeurs, surpassant l'économie, le terrorisme et la guerre en Irak.

Tout ceci est difficile à comprendre pour un Européen, surtout pour un Nord-Européen. La raison c'est que nous sommes les héritiers d'un passé très singulier provenant de plus d'un siècle de guerre religieuse et politique entre Catholiques et Protestants, dont les origines remontent à la Réforme de 1517 et au Traité de Westphalie en 1648. L'histoire intellectuelle et politique de l'Europe, pendant plus de 300 ans, a été quidée par le souvenir de ces guerres, conduisant à l'essor de la science, à l'état-nation, à l'indépendance croissante des universités, à la désacralisation de la culture et au retrait de la religion, de ses anciennes citadelles de puissance temporelle.

Ce n'est pas parce que les gens cessaient de croire en Dieu que la laïcisation a eu lieu. C'est l'inverse. C'était la conséquence, pas la cause. La laïcisation est arrivée parce que les hommes et les femmes de bonne volonté ne croyaient plus que les croyants pratiquants pouvaient vivre en paix les uns avec les autres. Les Catholiques et les Protestants se battant les uns contre les autres dans toute l'Europe, les gens ont commencé à rechercher une autre voie. Pouvions-nous, demandent-t-ils, trouver un chemin vers la connaissance, la richesse ou la puissance, tandis que nous laissons nos convictions religieuses à la maison ? Ainsi commença ce que le poète anglais et essayiste Matthew Arnold appelait "la mélancolie, le lent grondement du reflux"de cet océan de foi qui se retire.

La garde avancée du Siècle des lumières pensait que là où l'Europe montrait la direction, le reste du monde suivrait. La laïcisation, pensaient-ils, était inévitable et inexorable. Ce devra être le sort de toute civilisation qui essaye de se conformer à la modernité. En cela, ils avaient tout simplement tort.

Les Etats-Unis, par exemple, ont choisi un chemin complètement différent — le Premier Amendement, qui consacre la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Le résultat (ainsi que l'observateur français Alexis de Tocqueville le remarqua dès 1830) fut que ce que la religion perdait en puissance, elle le regagnait par l'influence. Elle s'est déplacée de l'Etat vers la société, du Congrès vers les congrégations, et des intérêts nationaux vers les intérêts locaux, où elle a exercé une immense influence. L'effet de la "dénationalisation" de l'Eglise a été d'ouvrir les dénominations religieuses aux délices de la concurrence, générant des vagues et des vagues de renouveau.

Si la modernité signifiait, en Europe, un retrait de la passion religieuse, le paradoxe américain était qu'une telle passion coexiste avec des politiques laïques. Et d'autres parties du monde on adopté une troisième trajectoire, dans laquelle la religion a émergé comme protestation de masse contre les nationalismes laïques ratés, du type de celui que Gamal Abdel Nasser a introduit en Egypte et de celui que Saddam a introduit en Irak. Là, la religion fonctionne en tant que critique de la modernité : pauvreté de masse, chômage à grande échelle, corruption politique et entorses aux droits de l'homme.

Dans de tels environnements, seule la religion semble parler le langage de la dignité humaine et de l'espoir. Tant que nous ne voudrons pas l'entendre, nous échouerons inévitablement à comprendre la puissance de la réaction populaire contre les régimes qui cherchaient à imiter l'Occident.

La religion n'est pas morte. Elle reste la tentative la plus ancienne et la plus noble de donner un sens à la vie humaine. La laïcisation s'est avérée être l'exception, pas la règle.

Cela nous laisse tous douloureusement mal-équipés pour nous mettre en adéquation avec les conflits les plus intraitables du 21èmesiècle. Les caricatures crues n'apportent rien - la vision laïque sur la religion comme étant irrémédiablement fanatique ou la vision religieuse sur la culture laïque comme étant irrémédiablement décadente et déliquescente.

La vraie question est de savoir si nous pouvons faire de la place à la différence, à celui qui n'est pas comme nous. Cela n'a rien à voir avec le caractère juste ou erroné de la religion. Cette question n'a rien à voir avec Dieu, mais tout avec nous.

Traduit de l'anglais (américain) par Jean-François Goulon