"Les bons contre les méchants" :
ça ne fait pas une stratégie !Par Madeleine Albright
24 mars 2006, Los Angeles Times,
article original: "Good versus evil isn't a strategy""La vision du monde selon Bush ne voit pas que les politiques de pouvoir sont la clé au Moyen-Orient."
La Stratégie Nationale de Sécurité de l'administration Bush, fraîchement dévoilée, pourrait très bien être sous-titrée "L'Ironie de l'Iran". Trois ans après l'invasion de l'Irak et l'invention de l'expression "axe du mal", l'administration [Bush] met à présent l'accent sur la menace que pose l'Iran — dont le gouvernement radical a été largement renforcé par l'invasion de l'Irak. C'est plus une tragédie qu'une stratégie et cela reflète l'approche manichéenne que cette administration s'est plu à apporter au monde.
Il est parfois pratique pour les dirigeants nationaux — pour des raisons d'effet de manche — de parler d'un monde divisé nettement entre les bons et les méchants. Mais c'est une autre paire de manches, cependant, que de baser la politique de la nation la plus puissante du monde sur cette fiction. Le penchant de l'administration à dépeindre les adversaires qu'il perçoit à grands coups de pinceau, avec la même brosse, a conduit à une série de conséquences involontaires.
Pendant des années, le président a agi comme si al-Qaïda, les partisans de Saddam Hussein et les mollahs iraniens faisaient partie du même problème. Pourtant, dans les années 80, l'Irak de Hussein et l'Iran se sont livrés une guerre brutale. Dans les années 90, les alliés d'al-Qaïda assassinèrent un groupe de diplomates iraniens. Pendant des années, Oussama ben Laden s'est moqué de Saddam Hussein, qui persécutait les chefs religieux sunnites et chiites sans distinction. Lorsque al-Qaïda attaqua les Etats-Unis le 11/9, l'Iran condamna les attaques et participa plus tard à des pourparlers constructifs sur l'Afghanistan. Les plus hauts dirigeants du nouvel Irak — choisis lors d'élections que George W. Bush a qualifiées de "moment magique dans l'histoire de la liberté" — sont les amis de l'Iran. Lorsque les Etats-Unis envahirent l'Irak, Bush pensait peut-être qu'il assénait un coup au Mal pour de bon, mais les forces qui se déchaînèrent étaient considérablement plus complexes.
Cette administration se retrouve à présent divisée entre ceux qui comprennent cette complexité et ceux qui ne la comprennent pas. D'un côté, il y a les idéologues, comme le vice-président, qui voient apparemment l'Irak comme un précédent utile [pour agir contre] l'Iran. Pendant ce temps, les officiels [américains]°qui se trouvent sur la ligne de front en Irak savent qu'ils ne peuvent pas réussir à assembler un gouvernement qui fonctionne, dans un pays qui ne dispose pas de la bénédiction tacite de l'Iran ; d'où, la déclaration de la semaine dernière, qui n'a que trop tardée, annonçant des plans pour un dialogue Etats-Unis/Iran sur l'Irak — dialogue qui, s'il est exécuté proprement, pourrait aussi conduire à progresser sur d'autres questions.
Bien que cette administration ne soit pas connue pour rechercher des avis, j'offre trois suggestions :
La première est de comprendre que, bien que nous voulions tous "mettre fin à la tyrannie dans ce monde", ceci est un fantasme à moins de commencer par résoudre les problèmes difficiles. L'Irak sombre de plus en plus dans une guerre de clans, qui peut être résolue d'une ou deux façons. Soit avec un camp qui impose sa volonté, soit en faisant en sorte que tous les acteurs légitimes aient une part du pouvoir. Si les Etats-Unis ne sont plus capables de contrôler les événements en Irak, ils peuvent toutefois être utiles comme arbitre.
Deuxièmement, l'administration Bush devrait désavouer tout plan de changement de régime en Iran — non pas parce que ce régime ne devrait pas être changé, mais parce qu'en soutenant cet objectif, les Etats-Unis en réduisent la probabilité qu'il se produise. Dans l'environnement politique tordu d'aujourd'hui, rien ne renforce plus un gouvernement radical que l'opposition manifeste de Washington. Le bon sens dicte aussi de supposer que s'il est menacé de destruction l'Iran sera moins enclin à coopérer en Irak et à faire un compromis sur les questions nucléaires. Comme [cela arrivera] au nouveau président colérique et antisémite iranien, [Bush] sera avalé par ses rivaux internes s'il n'est pas involontairement soutenu par ses ennemis externes.
Troisièmement, cette administration doit cesser de jouer en solo alors que les dirigeants du Moyen-Orient et du Golfe Persique livrent une partie de poker. La "marche de la liberté" de Bush n'est pas la grosse affaire dans le Monde Musulman, où les Chiites ont soudain plus de pouvoir qu'ils n'ont eu en 1.000 ans ; elle n'est pas plus la grosse affaire au Liban, où l'Iran a comblé le vide laissé par la Syrie ; et, elle n'est pas non plus la grosse affaire en Irak, où les trois factions les plus importantes, lors des élections récentes, ont toutes été soutenues par des milices franchement pas démocratiques.
Dans le long terme, l'avenir du Moyen-Orient pourrait très bien être déterminé par ceux qui dans la région se consacrent au dur labeur de la construction de la démocratie. Je l'espère vraiment. Mais l'espoir ne fait pas une politique. À court terme, nous devons reconnaître que cette région sera d'abord façonnée par des politiques de pouvoir assez impitoyables, dans lesquelles le clash entre le bon et le mal sera balayé par les différences entre les Sunnites et les Chiites, les Arabes et les Perses, les Arabes et les Kurdes, les Kurdes et les Turques, les Hachémites et les Saoudiens, les laïques et les religieux et, bien sûr, les Arabes et les Juifs. Voici le monde, promet le président dans sa Stratégie Nationale de Sécurité, que "l'Amérique doit continuer de mener". En fait, voici le monde dont il doit commencer à s'occuper — avant qu'il ne soit trop tard.
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MADELEINE ALBRIGHT a été secrétaire d'Etat [ministre des Affaires Etrangères] des Etats-Unis de 1997 à 2001, dans le gouvernement de Bill Clinton. Elle a écrit "The Mighty and the Almighty — Reflections on America, God, and World Affairs,"qui sera publié par Harper Collins en mai prochain.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par [JFG-QuestionsCritiques]
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