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     Des Milliards de Promesses à Tenir
    Par KOFI A. ANNAN
The New York Times, publié le 13 avril 2005

Cette année, pour le Soudan — le plus grand pays d'Afrique — est celle où ça passe ou ça casse. Cette semaine, à Oslo, les pays donateurs se sont engagés à apporter une aide de $ 4,5 Mds au Soudan, mais tandis que j'applaudis à la générosité des donateurs, les promesses seules ne suffisent pas.

Le temps s'épuise pour le peuple soudanais. Il faut que les engagements se concrétisent immédiatement en cash et en une force de protection accrue au Darfour pour éviter encore plus de morts et de souffrance. Si nous échouons au Soudan ; les conséquences de nos actions nous hanteront pendant les années à venir.

Après plus de deux millions de morts, de quatre millions de personnes déracinées, et 21 ans d'état de guerre, le sud du Soudan se trouve enfin au seuil de la paix. Il s'agit, bien sûr, d'une paix fragile et volatile. La violence, les maladies et le déplacement des populations sont toujours des réalités quotidiennes dans cette région désespérément appauvrie, où un enfant sur quatre meurt avant 5 ans, où presque la moitié de tous les enfants sont mal nourris et où seulement 5% des filles vont à l'école primaire.

La paix ne sera pas aisément consolidée dans un tel environnement. Elle ne sera pas non plus bon marché. La vérité, c'est qu'environ la moitié des pays qui sortent de la guerre civile retombent dans la violence dans les cinq ans. Le soutien international doit arriver très vite pour aider le Soudan à surmonter la transition difficile de la guerre vers la paix.

Les besoins sont nombreux — et immédiats. Plus de trois millions de civils, déplacés par la force, peuvent maintenant retourner vers le sud du Soudan et reconstruire leurs vies. Deux millions d'entre eux ont besoin d'une aide alimentaire. Si les gens ne sont pas nourris, si les anciens soldats ne sont pas réintégrés ou recyclés, la paix se défera très vite.

Les milliards promis cette semaine peuvent aider. Mais les gens affamés ne peuvent pas se nourrir de promesses. À travers une longue et amère expérience, nous avons appris que les promesses des donateurs restent souvent non tenues. Au Cambodge, au Rwanda, au Liberia et ailleurs, un large pourcentage des fonds promis ne s'est pas matérialisé, et cela a résulté en la perte de nombreuses vies.

Par exemple, en 1992, les donateurs promirent $ 880 millions pour la réhabilitation du Cambodge après la guerre; trois années plus tard, seuls $ 460 millions avaient été livrés. Presque un an après que les donateurs eurent promis $ 1 milliard pour s'occuper de la dévastation causée par le tremblement de terre de 2003 à Bam, en Iran, moins de 20% des fonds ont été apportés.

Il est clair que nous devons faire mieux au Soudan. J'exhorte les donateurs à convertir sans délai leurs promesses généreuses en cash. Et j'exhorte le public à les tenir pour responsables de leurs promesses. Cette fois, tenons nos engagements, et ne détournons pas nos yeux de toute une génération de Soudanais qui ont mérité cette paix et qui en ont terriblement besoin !

Au Darfour, les rations dans les camps ont déjà été réduites — et bientôt, la saison des pluies va arriver au Soudan, rendant l'aide plus difficile et plus coûteuse à acheminer. D'ici quelques semaines la nourriture pour deux millions de personnes sera épuisée.

Personne ne sait exactement combien de personnes sont mortes au Darfour depuis que le conflit a débuté, mais quelques analystes estiment que cela pourrait s'élever à 300.000 ou plus. Si la situation se détériore encore plus, alors, jusqu'à quatre millions de personnes — les deux tiers de la population du Darfour — pourraient avoir besoin d'ici la fin de l'été de l'aide alimentaire.

Mais il faut plus que de la nourriture : ceux qui ont perpétré la violence au Soudan doivent être tenus pour responsables. La Commission d'Enquête Internationale que j'ai nommée à la requête du Conseil de Sécurité des Nations-Unies a largement documenté, comme l'ont fait beaucoup d'autres, les meurtres, les viols collectifs, les enlèvements et autres atrocités commises au Darfour. Nous savons ce qu'il se passe au Darfour. La question est : Pourquoi ne faisons-nous pas plus pour y mettre fin ?

L'été dernier, le Conseil de Sécurité, les Etats-Unis et l'Union Européenne ont tous dit que le Darfour était leur première priorité. Mais ce n'est que le mois dernier que le Conseil de Sécurité a accepté d'imposer des sanctions sur ceux qui violent la loi internationale au Darfour et — première historique — de renvoyer la situation au Darfour vers les procureurs de la Cour Pénale Internationale, faisant ainsi un pas crucial pour mettre fin au climat actuel d'impunité. La semaine dernière, j'ai remis personnellement aux procureurs la liste scellée de tous ceux qui ont été identifiés par la Commission d'Enquête.

Alors que nous sommes reconnaissants aux dirigeants africains pour leurs contributions, jusqu'à présent, il nous en faut mille fois plus — et pas aujourd'hui ou demain, mais hier.

Après tout, apporter de l'aide sans protection c'est comme appliquer un pansement adhésif sur une plaie ouverte. Des travailleurs humanitaires désarmés, bien que ce soit absolument nécessaire, ne peuvent défendre les civils contre les meurtres, les viols et les attaques violentes. Notre échec collectif à fournir une force plus grande est aussi lamentable et inexcusable que les conséquences sont graves pour des dizaines de milliers de familles qui sont laissées sans protection.

Nous avons trop bien vu cela en Bosnie il y a dix ans. À l'époque, des civils bosniaques regardaient les camions humanitaires qui continuaient de rouler tandis que leurs voisins étaient abattus en plein jour. "Nous mourrons le ventre plein," avaient-il l'habitude de dire. Allons-nous rester plantés là et regarder les choses se répéter au Darfour ?

Je demande aussi instamment à ceux qui ont de l'influence sur les parties en guerre de les persuader de retourner rapidement à la table des négociations et de se mettre d'accord sur un règlement politique.

En cette année charnière pour le Soudan, il est vital que la communauté internationale se bouge rapidement pour fournir les ressources pour consolider une paix fragile dans le Sud, et pour empêcher les civils de recourir à la violence au Darfour. Nous savons ce dont nous avons besoin : de l'argent pour contribuer à gagner la paix dans le Sud, plus de bottes africaines sur le terrain pour aider à mettre fin aux atrocités au Darfour, et une pression politique pour régler ce conflit. C'est aussi simple que cela, et c'est essentiel.

Kofi A. Annan est le secrétaire général des Nations-Unies.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon