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La Pagaille en Irak Commence à Ressembler à une Guerre Civile

"LES SUNNITES CONTRE LES CHIITES ET LES KURDES"

Par Edward Wong
The New York Times, le 5 décembre 2004


BAGHDAD —

Le bon sens recommande que si les troupes américaines se retirent prochainement, l'Irak s'enfoncera dans la guerre civile, comme le fit le Liban à la fin des années 70. Pourtant, c'est occulter la question qui se pose à la vue des évènements de ces dernières semaines :

La guerre civile a-t-elle déjà commencé ?

L'Irak n'est pas encore le Liban. Mais les indices s'accumulent pour montrer que l'Irak en est au moins au début d'un conflit ethnique et sectaire.

Des groupes irakiens armés ont monté des attaques encore plus spectaculaires et meurtrières contre des compatriotes irakiens, dans une surenchère pour asseoir leur domination politique et territoriale. Les divisions ethniques et religieuses constituent la cause principale de ce conflit : des rebelles sunnites s'affrontant aux Chiites et aux Kurdes. À Bagdad, vendredi dernier, des attaques au mortier sur un poste de police et un attentat à la voiture suicide contre une mosquée chiite ont fait au moins 27 morts.

Selon des experts civils et militaires, les lignes de combat auraient été durcies à cause de la politique américaine limitant le pouvoir de la minorité arabe sunnite, qui dominait l'Irak sous le régime de Saddam et qui constitue aujourd'hui la majeure partie de la rébellion. Les Américains ont remis le gros de l'autorité aux Chiites, qui représentent la majorité des Irakiens, et le reste aux Kurdes, qui représentent environ un cinquième de la population. L'influence de ces deux principaux groupes, qui furent réprimés dans la brutalité par M. Hussein, s'est accrue, et la crainte des Sunnites, qui doivent désormais partager le pouvoir avec eux en tant que minorité, s'est exacerbée.

Quelques-uns uns des Arabes sunnites parmi les plus éminents du pays expriment leur indifférence ou leur opposition à participer aux élections pour une législature destinée à rédiger une constitution, tandis que les Chiites et les Kurdes sont, eux, impatients d'y participer. Les responsables électoraux irakiens et le Président Bush insistent pour dire que le vote aura lieu à la date prévue, malgré les appels des dirigeants sunnites à un délai significatif. Voici pourquoi le spectre d'un conflit civil pourrait grandir au fur et à mesure que la date du 30 janvier se rapproche.

Les Américains ont ajouté à l'isolement des Sunnites en se reposant lourdement sur les recrues militaires chiites et Kurdes pour réprimer le soulèvement sunnite dans certaines des zones parmi les plus explosives. Les guérilleros, en retour, renforcent les animosités sectaires lorsqu'ils attaquent les recrues de la police ou les responsables et les collaborateurs du gouvernement intérimaire. Nombre de ces recrues sont des Chiites ou des Kurdes, et les pertes humaines se propagent dans leurs familles et leurs communautés.

Ces dernières semaines, au moins une nouvelle milice chiite s'est formée — pas en opposition aux Américains, mais pour se venger des Sunnites.

Les responsables américains lient leur espoir de finir par ramener la paix en Irak à la réussite des élections de janvier et à la formation d'un gouvernement élu. Ils ne croient pas qu'une guerre civile généralisée est inévitable. Pour eux, la société irakienne est une mosaïque élaborée où les groupes ont coexisté pendant longtemps. Et ils font remarquer que tous les Sunnites ne sont pas entrés en rébellion ouverte ou qu'ils rejètent pas tous les élections. Rien que la semaine dernière, le Cheik Ghazi al-Yawar, président [transitoire] de l'Irak et dirigeant d'une puissante tribu sunnite, a déclaré que son nouveau parti se présenterait aux élections. Et des Américains prédisent qu'une fois que les Sunnites verront que les élections avancent comme prévu, la plupart se résigneront à y participer.

Cependant, la violence continue alimente une pression propice à fabriquer de l'animosité. Les attaques d'Irakiens contre d'autres Irakiens ont pris ces derniers temps un tour macabre et audacieux. En octobre, des insurgés déguisés en policiers ont attaqué 3 minibus qui transportaient 49 soldats de l'Armée irakienne fraîchement entraînés — la plupart ou tous des Chiites en permission voyageant vers le sud — et ils les ont exécutés. Des pèlerins se dirigeant vers les villes saintes chiites du Sud, Nadjaf et Karbala, ont été abattus.

En réponse, les dirigeants chiites de la ville du Sud, Bassora, ont commencé le mois dernier à dire aux jeunes hommes que le temps de la vengeance était venu. Ils ont enrôlé des centaines de Chiites dans les Brigades de la Colère, le dernier-né de nombreux groupes armés qui ont annoncé leur formation dans l'anarchie du nouvel Irak. Le but annoncé de ces brigades est de tuer les Arabes sunnites extrémistes dans la partie nord de la province de Babil, connue sous le nom de "Triangle de la Mort", où de nombreux officiers de sécurité chiites ainsi que de nombreux pèlerins ont été tués.

Le chef des Brigades de la Colère, Dhia al-Mahdi, a déclaré par écrit : "Les Wahhabites et les Salafistes se sont alliés pour nuire à leurs compatriotes musulmans et ont commencé à tuer tous ceux qui sont affiliés à la secte des Chiites. Les Brigades de la Colère," a-t-il ajouté, "seront déployées dans les zones où se trouvent ces pestes, et il y aura des combats."

Il n'est pas clair si les Brigades de la Colère ont déjà mis leurs menaces à exécution, mais le fait même qu'elles se soient formées indique combien les dynamiques de la violence se sont modifiées en Irak.

James Fearon, professeur de science politique à Stanford, a décrit la création de tels groupes comme "faisant partie de la-guerre-civile-en-gestation que nous observons maintenant." Il a déclaré aussi que l'histoire de la colonisation enseigne qu'un conflit civil peut se produire lorsqu'une puissance occupante favorise des groupes locaux par rapport à d'autres et les utilise comme mandataires militaires — stratégie fréquente chez les puissances impériales.

À l 'intérieur des forces de sécurité irakiennes, les Kurdes, et dans une moindre mesure les Chiites, se sont révélés être les combattants les plus efficaces contre le soulèvement des Sunnites, et l'armée américaine et le gouvernement intérimaire irakien prélèvent énormément d'effectifs des milices des grands partis politiques kurdes et chiites.

Cette stratégie s'est faite jour de manière spectaculaire le mois dernier à Mossoul, une ville du Nord de l'Irak où la violence s'est déchaînée, même lorsque les troupes américaines ont donné leur assaut dévastateur dans le bastion sunnite de Falloujah. À Mossoul, le gouverneur a fait convoyer 2.000 miliciens kurdes et la majeure partie des combats qui suivirent ont eu lieu dans les faubourgs arabes sunnites de la ville, où les convois américains sont attaqués désormais quotidiennement.

Mossoul représente un microcosme des problèmes qui affligent l'Irak, et un conflit civil y est clairement en train de poindre. Selon le Général de brigade, Carter F. Ham, commandant le corps expéditionnaire chargé de contrôler la partie la plus au nord, "la rébellion est organisée par des anciens dirigeants du Parti Baas qui ont l'intention de reprendre le pouvoir à leurs compatriotes irakiens, plutôt que par des Djihadistes qui essaieraient simplement de répandre l'anarchie." Ces derniers jours les guérilleros ont exécuté au moins 90 Irakiens, dont beaucoup faisaient partie des forces de sécurité naissantes.

Par le passé, le commandement de l'armée américaine a souvent insisté sur le rôle joué par les moudjahidin étrangers dans cette rébellion. S'il a récemment reconnu que les Irakiens constituent l'écrasante majorité des insurgés, il persiste néanmoins à utiliser le terme de "forces anti-irakiennes" pour décrire l'ensemble des rebelles. Bien que ce terme décrive leur opposition au gouvernement intérimaire irakien, il occulte toujours le déplacement progressif de cette guerre vers un conflit civil. En vérité, moins de 5% des 1.000 premiers détenus capturés lors des récents combats de Falloujah étaient des étrangers.

Un des signes les plus visibles que les divisions entre Irakiens se durcissent a été que les Chiites n'aient pas beaucoup protesté contre l'offensive de Falloujah. En avril dernier, lorsque les marines américains ont lancé leur première invasion finalement malheureuse sur Falloujah, Moktada al-Sadr, l'ecclésiastique chiite semeur de discordes, a pris la tête d'un soulèvement pour tenter de former un front uni contre l'occupation. Et lors de la deuxième offensive, son bras droit n'a fait qu'une brève déclaration télévisée critiquant l'assaut américain comme étant beaucoup plus violent. Et le Grand Ayatollah Ali al-Sistani, l'ecclésiastique chiite le plus puissant d'Irak, n'a quant à lui pas condamné immédiatement l'invasion.

Le professeur d'histoire moderne du Moyen-Orient, de l'Université de Californie à Irvine, Mark Levine, a écrit dans un essai rédigé après la bataille de Falloujah : "Donc, de nombreuses victimes de cette révolte furent des Chiites, surtout des recrues et des officiers de la police et de l'armée qui furent tués en grand nombre au moins une fois ou deux par semaine. De telles attaques, ainsi que l'introduction en Irak de combattants sunnites étrangers," continue-t-il, "ont ressuscité la colère chiite pour la souffrance endurée sous le régime de Saddam."

Les élections, lorsque les querelles politiques sur qui participera ou non pourraient rapidement conduire à des affrontements armés, pourraient bien faire naître cette guerre civile.

Pour éviter qu'elle ne soit en toile de fond des élections, le Pentagone a annoncé la semaine dernière qu'il augmenterait le nombre de soldats en les faisant passer de 138.000 à 150.000, afin d'aider à protéger les candidats et les électeurs — dont les plus enthousiastes seront sans nul doute les Chiites et les Kurdes — contre des perturbations violentes, exercées probablement par les insurgés sunnites.


Traduit de l'américain par Jean-François Goulon