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     Les Capitaines de la Piraterie
    Par Nicholas D. Kristof
The New York Times, le 19 mars 2005

En Russie, ceux qui manipulent le capitalisme pour gagner des fortunes fabuleuses s'appellent les oligarques, et de temps en temps ils finissent en prison. Ici, [aux Etats-Unis], nous appelons ces personnes tout simplement des PDG, et nous les mettons moins souvent en prison.

Nous entrons dans la période de l'année où les rapports financiers des entreprises donnent des instantanés des actionnaires qui font la tronche à leurs dirigeants. Dans les semaines qui viennent, nous découvriront précisément combien les sociétés cotées ont surpayé leurs dirigeants, mais les informations qui ont filtré jusqu'à présent soulignent la défaillance du marché dans les conseils d'administration.

Carly Fiorina a été licenciée le mois dernier de son poste de PDG de Hewlett-Packard. Alors, pourquoi le conseil d'administration lui a-t-elle accordé un total de 8,15 millions de dollars de rémunération pour sa dernière année de présence avant de la virer ? Ensuite, il y a le cas de Michael Eisner, qui a fini par être écarté du poste de PDG de Walt Disney Company pour avoir mené sa société pratiquement dans le gouffre. Pourtant, le conseil d'administration de Disney lui a récemment donné un bonus de 7,25 millions de dollars en cash.

Ces deux exemples nous rappellent que le bureau de la direction, en Amérique, est aujourd'hui le dernier bastion du socialisme dans le monde. Si Kim Jong Il voyageait aux Etats-Unis, il serait déconcerté par la plupart des grandes entreprises américaines mais il se sentirait immédiatement chez lui dans une commission d'indemnisation de conseil d'administration.

Une étude menée par Mercer Human Resource Consulting pour le Wall Street Journal a découvert que dans 100 des plus grandes entreprises Américaines, les bonus des PDG ont augmenté l'année dernière de 46%, pour atteindre une moyenne de 1,14 millions de dollars. Ce montant ainsi que le pourcentage d'augmentation ont été les plus élevés depuis que des études comparables ont commencé il y a cinq ans.

Les sociétés ont taillé dans les dépenses en dégraissant le personnel et en réduisant les couvertures de santé - et puis elles ont utilisé ces économies pour tartiner leurs dirigeants de plus gros salaires. Il est vrai que les sociétés réduisent à présent les stock options des PDG, mais il est difficile d'être impressionner par cette restriction lorsque les bonus montent en flèche.

Depuis 1993, le salaire moyen des PDG des sociétés du S&P.500 a triplé pour atteindre 10 millions de dollars au dernier relevé, tandis que le nombre d'Américains sans assurance maladie s'est accru pour atteindre le chiffre de 6 millions.

Si les cadres dirigeants américains méritaient vraiment leur argent, je serais plus sympa avec eux. Mais dans 5 des 100 sociétés étudiées pour le Journal, les bonus ont augmenté alors que le revenu de ces sociétés a baissé.

Comme John Kenneth Galbraith l'a exprimé un jour : "Le salaire d'un dirigeant d'une grande entreprise n'est pas une récompense du marché pour sa réussite. Il est souvent dans la nature d'un geste personnel chaleureux effectué par l'individu pour lui-même".

Effectivement, selon une étude qui a été conduite cette année par Lucian Bebchik d'Harvard et par Yaniv Grinstein de Cornell, l'augmentation du salaire des PDG a été plus rapide dans les entreprises qui ont une faible gouvernance et peu de droits pour les actionnaires.

Cette étude a aussi découvert que les entreprises cotées ont consacré environ 10 % de leurs profits pour récompenser leur cinq plus hauts dirigeants. Au milieu des années 90, cette part représentait 6 %. Cela s'appelle : détournement par les dirigeants de la richesse des grandes entreprises.

Les entreprises prétendent habituellement que les PDG sont fortement récompensés uniquement lorsqu'ils font mieux que leurs pairs. Balivernes ! Une étude a découvert que lorsque les entreprises ne dépassent pas leurs concurrentes, elle redéfinissent simplement les critères de classement.

Une autre étude a mis en évidence que sur les 1.000 plus grosses entreprises, les deux-tiers prétendent avoir fait mieux que leurs concurrentes. C'est "L'effet Lake Wobegon" [1]: Tous les PDG en Amérique sont payés comme s'ils étaient au-dessus de la moyenne.

Si seulement c'étaient mes copains qui déterminaient mon indemnité : j'aimerais que mes "égaux" en matière de revenu soient des personnalités du journalisme à New York qui s'intéressent au tiers monde - des gens comme Rupert Murdoch et Bill Gates. Quel bonus ça me ferait !

Les conseils d'administration prétendent quelquefois qu'ils ont besoin de payer des sommes énormes pour garder les talents. Vraiment ? Prenez l'exemple de M. Eisner, qui a fait un excellent travail à ses débuts [dans Disney] mais qui est un scandale ambulant en matière de salaire depuis que les revenus de Disney ont chuté de 63 pour-cent en 1993 (après un changement de méthode comptable), et il a reçu 203 millions de dollars. Il était tellement prêt à tout pour rester chez Disney qu'il s'est virtuellement collé avec de la super-glue à son fauteuil. Si le conseil d'administration voulait le payer au prix du marché pour le garder, il aurait pu le payer un centime.

Ou moins.

Brian Halla, le PDG de National Semiconductor, a reçu l'année dernière 5 millions de dollars de bonus. Mais il a dit au Wall Street Journal, "J'ai le sentiment que je devrais payer quelqu'un pour faire ce boulot." En voilà une suggestion futée !

Donc, j'ai téléphoné à M. Halla pour lui demander pourquoi, et puisque c'est comme ça qu'il le ressent, son conseil d'administration ne devrait pas faire économiser un paquet aux actionnaires et lui payer des honoraires pour garder le boulot. Il n'a pas pris mon appel.

Écrire à Nicholas Kristof

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Goulon


[1]L'effet Lake Wobegon (ou Woebegone) est la tendance à traiter au-dessus de la moyenne tous les membres d'un groupe, en particulier lorsqu'il s'agit de valeurs numériques comme les résultats aux tests ou les salaires des dirigeants ; dans un sondage, la tendance pour la plupart des gens est de se décrire ou de décrire leurs capacités comme étant au-dessus de la moyenne.

En 1987, John Cannell a réalisé une étude qui a popularisé, un peu plus tard, l'effet Lake Woebegone. Il a rapporté la découverte statistiquement impossible selon laquelle tous les Etats américains prétendaient que les résultats moyens aux tests de leurs étudiants se situaient au-dessus de la norme nationale.