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     Il Faut Sauver les Enfants Irakiens
    Par Nicholas D. Kristof
New York Times, le 27 novembre 2004

Les bonnes intentions des conservateurs bien-pensants qui veulent les libérer font payer un très lourd tribut aux Irakiens. Et maintenant, c'est au tour des libéraux américains bien-pensants de chercher à retirer les troupes, ce qui aggraverait le problème.

Que le Ciel protège l'Irak des Américains bien-pensants !

Dernièrement, je ne me suis pas exprimé sur la guerre car s'il est facile de railler la folie pure de l'administration, il est beaucoup plus difficile de faire des suggestions constructives sur ce qu'il convient de faire maintenant. La politique du Président Bush vis à vis de l'Irak est passée d'illusoire - nous serons accueillis avec des fleurs, nous dissoudrons l'armée irakienne, la sécurité est OK, le vrai problème ce sont les exagérations de la part de correspondants efféminés nerveux - à raisonnable aujourd'hui. Ces derniers temps, un petit contingent de gauche, et qui s'étoffe, fait planer un plus grand risque encore en voulant faire revenir les soldats à la maison.

Jetez donc un coup d'œil sur ces deux rapports récents.

D'abord, The Lancet, journal médical basé à Londres, a publié une étude suggérant qu'au moins 100.000 Irakiens, et peut-être beaucoup plus, sont morts en résultat à l'invasion de l'Irak. Pour les Irakiens, le risque de mourir de mort violente est 58 fois supérieur maintenant qu'avant le début de la guerre, et la mortalité infantile a aussi presque doublé.

C'est apparemment dû à l'insécurité. Un docteur de Bassora m'a dit l'année dernière comment les médecins et les patients ont dû courir se mettre à l'abri lorsque des bandits ont attaqué l'unité des maladies infectieuses. Il ont fait usage de mitraillettes et de grenades à main afin de voler les conditionneurs d'air. Dans ces conditions, les femmes sont maintenant plus enclines à accoucher à la maison, et donc bébés et mères ont plus de risque de mourir de causes "naturelles".

Le deuxième rapport troublant, publié dans le Washington Post, racontait que la malnutrition grave qui sévit chez les enfants de moins de 5 ans a quasiment doublé pour atteindre le taux de 7,7 % alors que ce dernier était de 4 % avant la guerre. Ces chiffres ne sont que provisoires, mais ils suggèrent que 400.000 enfants irakiens sont gravement mal nourris, et souffrent dans certains cas de troubles physiques et mentaux irréversibles.

Ces aperçus sur la situation de la santé publique en Irak nous rappellent non seulement que notre invasion a eu un impact désastreux, mais aussi que si nous retirons nos troupes prématurément il y aura un impact humanitaire .

Si les troupes américaines quittent l'Irak trop tôt, ce pays se disloquera, tout simplement. Les zones kurdes dans le Nord parviendront peut-être à vivoter, à moins que la Turquie n'intervienne pour protéger la minorité Turkmène ou pour bloquer l'émergence d'un état kurde. Les zones chiites dans le Sud pourraient créer un micro-état théocratique soutenu par l'Iran qui rétablirait l'ordre. Mais le centre du pays éclaterait dans une guerre civile sanglante qui ressemblerait plus ou moins à la Somalie.

Qu'est-ce que cela impliquerait-il ? Si l'Irak en venait à plonger vers des niveaux de mortalité infantile comparables à la Somalie, 203.000 enfants mourraient chaque année, selon mes calculs. Si l'Irak atteignait une aussi mauvaise mortalité maternelle qu'en Somalie, ce sont 9.900 femme irakiennes qui mourraient chaque année en donnant naissance.

Je vous accorde que mes arguments pour rester en Irak sont difficiles à opposer aux parents américains dont les inquiétudes immédiates vont vers les vies de leurs propres enfants. Ce n'est pas la peine de tourner autour du pot, si nous restons en Irak, plus d'Américains mourront, et ce fardeau tombera de manière inégale sur les familles d'ouvriers et les membres des minorités. Je dois aussi concéder que ceux qui appellent au retrait pourraient prouver en fin de compte qu'ils avaient raison : peut-être que nous tiendrons bon en Irak mais que nous serons quand même forcés de nous retirer, même après avoir gaspillé la vie de plus de mille Américains. Ceux d'entre nous qui pensent que l'on doit rester en Irak doivent répondre à cette question que John Kerry a posé à propos du Vietnam : "Comment pouvez-vous demandez à un homme d'être le dernier homme à mourir pour une erreur ?"

La meilleure réponse à cette question, je crois, est que notre invasion erronée a laissé des millions d'Irakiens désespérément vulnérables, et qu'il serait inhumain de les abandonner maintenant. Si nous restons en Irak, il restera l'espoir que les Irakiens arriveront à jouir de la sécurité et à avoir de meilleures vies, mais si nous nous retirons nous condamnerons les Irakiens à l'anarchie, au terrorisme et à la famine, ce qui coûtera la vie à de milliers d'enfants pendant la prochaine décennie. Ces centaines de milliers d'enfants irakiens, dont nous avons mis les vies en danger en envahissant leur pays, sont les raisons pour lesquelles nous devrions rester en Irak, jusqu'à ce que nous puissions passer le relais à une force locale pour régler la sécurité. Sauvant des centaines de milliers de vies est une cause qui vaut la peine de risquer pour elle des vies américaines, et même de mourir pour elle.

Traduit de l'américain par Jean-François Goulon