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     Pour un ''oui'' de gauche
    Par Laurent Joffrin
directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, le 18 mai 2005

L'UNION est un combat que les forces progressistes d'Europe peuvent remporter. Plutôt que de déserter l'arène par un non de fuite, si le oui l'emporte, il faudra faire comme si le non avait gagné. Pas tout à fait, bien sûr. On se laissera aller ? un court instant ? à la joie de voir une œuvre historique inédite dans l'histoire humaine, l'unification pacifique d'un continent sur les principes de la liberté, se poursuivre en dépit des obstacles. Mais très vite il faudra réfléchir sur le principal message de cette campagne : l'extraordinaire impopularité du libéralisme dans notre pays. La force du non lui est évidemment imputable. Mais la victoire du oui, si elle survient, ne changera pas le diagnostic. La Constitution, dans cette hypothèse, aura dû son salut à une seule démonstration : non, le texte du traité n'est pas un « carcan libéral » ; oui, il ménage la possibilité future d'une Europe qui sera bien sûr une économie de marché, mais pas celle des doctrinaires libéraux. Cet argument essentiel ? qui a tant de mal à faire son chemin ? expliquera qu'une partie significative de l'opinion de gauche bascule du bon côté et fasse in fine la décision.

Si le traité est réputé libéral, il est minoritaire ; si l'on comprend qu'il ne l'est pas, ou pas forcément, il est ratifié. Tel est le fond du débat.

De cette réalité politique, il faut tirer des leçons immédiates. L'urgence de l'heure, avant comme après le scrutin, c'est la réconciliation du camp européen progressiste autour d'un oui de combat.

C'est-à-dire d'un oui qui ne sera pas libéral : un oui de gauche. Il faut démontrer que si les oui sont compatibles, ils ne sont pas interchangeables. Il faut voir l'Union comme un combat que les forces progressistes d'Europe peuvent remporter, plutôt que de déserter l'arène par un non de fuite.

Bien sûr, les libéraux ont déjà fait sur ce front un dégât considérable. A chaque geste, ils ont apporté un soutien désastreux à la cause du non, qu'on doit hautement dénoncer. Quand Frits Bolkestein, tout à sa rigidité libérale, inclut dans une directive plutôt banale sur les échanges de services en Europe une disposition limitée mais ravageuse sur le « pays d'origine » qui agite le spectre du « dumping social », il se fait l'auxiliaire zélé de la Ligue communiste.

Quand Peter Mandelson, le très blairiste commissaire à la Concurrence, refuse de réagir à l'invasion dramatique des textiles chinois et qu'il laisse les Etats-Unis rétablir avant l'Europe un contingentement sur ces importations, il se fait plus libéral que George Bush et rejoint ipso facto la campagne de Marie-George Buffet. Quand la Commission européenne, organe qui n'a aucune légitimité populaire, refuse d'écouter le Parlement européen, élu au suffrage universel, qui vient de voter à la majorité une directive sur le temps de travail plus protectrice pour les travailleurs que le projet initial, elle se fait la zélée propagandiste de Philippe de Villiers. Attention ! Contrairement à ce que disent les partisans du non, ces questions ne peuvent pas se régler en dehors de l'Union et le rejet de la Constitution n'arrangerait rien : la directive Bolkestein, qui offre de grandes perspectives aux services produits en France, doit être récrite en tout état de cause. Autant agir de l'intérieur. Seule l'Europe unie est en mesure de limiter l'invasion textile venue d'Asie, et elle le fera à coup sûr (à l'instar des Etats-Unis) à condition de mettre la pression.

Et le Parlement est la seule instance qui puisse imposer un compromis acceptable sur le temps de travail. L'Europe sociale est un combat qu'on peut parfaitement gagner dans le cadre du traité. Mais dans ces trois cas, par pur dogmatisme, les libéraux d'Europe ont tiré dans le dos de l'Europe. Avec des amis comme ceux-ci, la Constitution n'a pas besoin d'ennemis. Trois initiatives, trois promesses, trois mobilisations peuvent renverser la vapeur, qui sont autant d'exemples des possibilités offertes par la Constitution, autant d'exemples de ce que peut être un « oui de gauche ». Le texte, pour la première fois à l'échelle européenne, consacre la légitimité des services publics si insupportables aux libéraux. Il garantit de la manière la plus nette leur financement, même à perte, dès lors qu'il s'agit de les aider à remplir leur mission.

Les partisans du oui de gauche doivent solennellement déclarer qu'ils s'appuieront sur cette avancée pour engager une politique de développement ? et de réforme ? des services publics français et qu'ils s'opposeront, en conformité avec le texte, à toute tentative de la droite française ou des libéraux européens pour porter atteinte à leur financement ou à leur pérennité. Il existe en Europe, avec le mouvement syndical et les partis socialistes européens entre autres, un vaste groupe de pression en faveur d'une économie équilibrée, comme le dernier vote du Parlement européen sur le temps de travail en a fourni l'esquisse. Aux partisans du oui de gauche de l'organiser à l'échelle du continent. Et que les partisans du non, qui ne manqueront pas de ricaner, nous expliquent en quoi le maintien du traité de Nice résoudra la question.

Une des faiblesses de ce texte de compromis, c'est son silence (silence imposé par les Britanniques et les « nouveaux entrants ») sur les risques de dumping fiscal et social entraînés par la cohabitation nouvelle au sein de l'Union d'économies aux niveaux de développement très disparates (même si l'Union a déjà connu cette situation au moment de l'entrée des Espagnols, des Grecs et des Portugais). Les partisans du non exagèrent à loisir ce danger, qui se déploie en fait à l'échelle mondiale. Le risque de « dumping social » vient plus de vastes pays émergents comme l'Inde ou la Chine que des petites économies tchèques ou roumaines, et le seul bouclier possible est européen. Mais enfin il s'agit d'un problème sérieux, qui préoccupe à juste titre les travailleurs français et dont les conventionnels n'ont pas pris la mesure. Les partisans du oui de gauche doivent lancer immédiatement un mouvement d'opinion à l'échelle européenne, sous la forme de la pétition prévue dans le texte, pour trouver au plus vite une politique adéquate qui aille dans le sens de l'harmonisation fiscale et sociale. Le mouvement syndical européen n'est pas insensible, loin de là, à cette question. La Commission et le Conseil ne pourront rester inertes devant un mouvement qui réunirait la signature de millions de travailleurs européens avec, le cas échéant, grèves et manifestations à l'appui. La Constitution invite au combat pour l'Europe sociale : qu'on s'y mette ! Et que les partisans du non, qui ne manqueront pas de ricaner, nous expliquent en quoi le maintien du traité de Nice résoudra la question !

La faiblesse de la croissance en Europe et le chômage qu'elle entraîne forment la toile de fond de cette affaire. La Constitution proroge l'indépendance de la Banque centrale et prône une gestion orthodoxe de l'euro, destinée à prévenir tout risque d'inflation. Mais le texte prévoit aussi que la politique monétaire doit prendre en compte l'emploi. Il proclame dans plusieurs dispositions un impératif social et pose les prémices d'un gouvernement économique. Les partisans du oui de gauche doivent s'emparer de ces stipulations favorables pour promouvoir une politique économique européenne de croissance. Impossible avec le pacte de stabilité ? Certainement pas. L'expérience a démontré que lorsque la France et l'Allemagne s'unissaient, par exemple pour élargir les fameux « critères de Maastricht », personne ne pouvait s'y opposer.

A condition bien sûr de garder un lien étroit avec la République fédérale et tous ceux qui en Europe sont favorables à une politique économique active. Et que les partisans du non, qui ne manqueront pas de ricaner, nous expliquent en quoi le maintien du traité de Nice résoudra la question !

L'Union est un combat et le traité constitutionnel une arme. Faute de l'avoir montré et démontré, les partisans de l'Europe mènent un combat purement défensif où leur temps est occupé à rectifier caricatures et fausses imputations. Il est tant qu'ils se ressaisissent. Le oui de gauche existe. Qu'il se manifeste !
L. J.