Arrêtez de nous botter le cul !
    Par Paul Krugman
The New York Times, le 4 janvier 2005

Ceux qui ont précipité l'Amérique dans la réduction d'impôt pour éliminer un surplus budgétaire imaginaire et dans la guerre pour éliminer des armes imaginaires essayent maintenant de nous baiser d'une autre façon. S'ils y parviennent, au lieu d'agir contre la crise fiscale qui nous menace, la Sécurité Sociale sera démantelée, bien que cette dernière soit en bien meilleure santé que le reste du gouvernement fédéral.

Dans les prochaines semaines, je vous expliquerai pourquoi la privatisation finira par ruiner la Sécurité Sociale, et je suggérerai les mesures à prendre pour la renforcer. Je vous parlerai aussi des problèmes fiscaux, qui sont bien plus urgents et dont le gouvernement essaye de détourner votre attention en vous effrayant avec la Sécurité Sociale.

Pour l'instant, portons notre attention sur un élément clé de cette tactique destinée à vous faire peur : l'affirmation selon laquelle la Sécurité Sociale ferait face à une crise imminente.

Cette affirmation est une imposture. Pourtant une grande partie de la presse a rapporté ce mensonge comme si c'était une vérité. Par exemple, le Washington Post a comparé 2018, l'année où le paiement des pensions sera sensé excéder les prélèvements sur les revenus, au "jour du Jugement dernier".

La vérité, la voici : selon la loi, la Sécurité Sociale dispose d'un budget indépendant du reste du gouvernement des Etats-Unis. Grâce à une augmentation des prélèvements qui a eu lieu il y a deux décennies et qui a permis à la Sécurité Sociale de disposer d'un vaste fonds fiduciaire en croissance, son budget est actuellement excédentaire.

Lorsque le paiement des pensions commencera à excéder les prélèvements, la Sécurité Sociale pourra prélever les sommes manquantes sur ce fonds en fidéicommis. Et ce dernier durera longtemps : selon l'administration de la Sécurité Sociale, jusqu'en 2042 ; selon la Commission du Budget du Congrès, jusqu'en 2052 ; et, selon de nombreux économistes, faisant remarquer que ces projections s'appuient sur une croissance économique à venir bien plus lente que par le passé, peut-être même indéfiniment.

Alors, où se trouve la crise imminente ? Les "privatiseurs" disent que le fonds fiduciaire ne compte pas parce qu'il est investi en obligations d'état américaines, qui sont des "reconnaissances de dette sans valeur". Les lecteurs qui désirent une démystification approfondie de ce sophisme peuvent lire mon article récent dans le journal en ligne The Economist's Voice.

Sinon, la version courte, c'est que les obligations détenues par le fonds fiduciaire de la Sécurité Sociale sont en fait des obligations sur le fonds général du gouvernement fédéral (le budget hors Sécurité Sociale). Elles ont le même statut que les obligations américaines (les bons du trésor) détenues par les fonds de pension japonais et le gouvernement chinois. Le fonds général a l'obligation légale de payer les intérêts et le principal relatifs à ces bons du trésor, et de son côté, la Sécurité Sociale a l'obligation légale de verser des pensions intégrales aussi longtemps qu'il y aura de l'argent dans ce fonds en fidéicommis.

Seules, deux choses pourraient mettre en péril la capacité de la Sécurité Sociale à verser les pensions avant que le fonds ne se tarisse. La première c'est une crise fiscale qui conduirait les Etats-Unis à faillir à leur dette ; la seconde c'est le vote d'une loi qui permette de refuser d'honorer la dette du fonds général au bénéfice des retraités.

Cela signifie qu'une crise de la Sécurité Sociale est impossible sans une crise fiscale générale - à moins que le Congrès ne déclare que la dette vis-à-vis des étrangers détenteurs de bonds du Trésor doit être honorée, tandis que les promesses faites aux plus âgés des Américains, qui ont passé le plus clair de leur vie de labeur à payer des taxes supplémentaires sur leurs salaires pour construire ce fonds, ne compteraient pas.

Politiquement, une telle loi ne pourrait pas passer. Par contre, une crise fiscale généralisée est une possibilité réelle - mais pas à cause de la Sécurité Sociale. En fait, l'alarmisme de l'administration Bush à propos de la Sécurité Sociale constitue surtout un effort pour distraire le public du véritable danger fiscal.

Il y a deux menaces sérieuses à la solvabilité du gouvernement fédéral pendant les deux prochaines décennies. L'une c'est que le fonds général s'est déjà enfoncé dans un déficit profond, en grande partie à cause de l'insistance sans précédent du Président Bush pour couper les impôts en temps de guerre. L'autre est le coût croissant de l'assistance médicale en faveur des pauvres et des personnes âgées.

En tant qu'inquiétude budgétaire, la Sécurité Sociale ne joue pas dans la même catégorie. Le coût à long terme des réductions d'impôt de Bush sera cinq fois plus élevé que le déficit estimé de la Sécurité Sociale sur les 75 prochaines années. La loi sur les ordonnances, passée en 2003 et mal conçue, fait plus, à elle toute seule, pour accroître le déficit budgétaire cumulé que l'augmentation prévue des dépenses de la Sécurité Sociale.

Cela ne veut pas dire que rien ne devrait être fait pour améliorer les finances de la Sécurité Sociale. Mais la privatisation est une fausse solution pour une fausse crise. Je vous expliquerai pourquoi lors des prochains articles que je consacrerai à ce sujet, et j'en profiterai pour dresser les grandes lignes des mesures à prendre dans le cadre d'un plan de renforcement de la Sécurité Sociale.

Notes: Substitution fidéicommissaire ou fidéicommis : disposition par acte entre vifs ou testamentaire, par laquelle le donateur ou le testateur impose au donataire, à l'héritier ou au légataire (le grevé) l'obligation de conserver jusqu'à son décès les biens reçus afin de les transmettre à une autre personne expressément désignée (l'appelé). Substitution vulgaire : disposition par laquelle le testateur désigne un héritier ou un légataire devant recueillir les biens, dans le cas notamment où la personne gratifiée en première ligne viendrait à mourir prématurément.

E-mail: krugman@nytimes.com

Traduit de l'anglais (américain) par Jean-François Goulon