Tués par mépris Par Paul Krugman
The New York Times, le 5 septembre 2005
By PAUL KRUGMAN Published: September 5, 2005 Katrina apporte chaque jour son lot de preuves dénonçant l'incompétence meurtrière des fonctionnaires fédéraux. Sans dédouaner les fonctionnaires locaux et ceux des états, les fédéraux avaient accès à des ressources qui auraient pu faire toute la différence, mais ces dernières n'ont jamais été mobilisées.
Voici un exemple parmi tant d'autres : Le Chicago Tribune rapporte que l'USS Bataan, équipé de six salles opératoires, de centaines de lits d'hôpital et capable de produire 400.000 litres d'eau douce par jour, attendait au large de la côte du Golfe [du Mexique] depuis lundi dernier - sans patients.
Selon les experts, les 72 premières heures qui suivent une catastrophe naturelle constituent la période cruciale durant laquelle de nombreuses vies peuvent être sauvées. Pourtant, après le passage de KATRINA, l'action a été tout sauf rapide. Newsweek rapporte qu'une "paralysie étrange" s'est installée parmi les hauts-fonctionnaires de l'Administration Bush, qui débattaient des moyens de sauvegarder l'ordre pendant que des milliers mourraient.
Qu'est-ce qui causa cette paralysie ? Il est sûr que le Président Bush a été en dessous de tout. Après le 11/9, tout ce dont le pays avait besoin était d'un discours. Cette fois, le pays avait besoin d'action - et il n'a rien fait.
Mais cette incompétence meurtrière du gouvernement fédéral ne fut pas seulement la conséquence de l'insuffisance personnelle de M. Bush, elle fut la conséquence de l'hostilité idéologique à l'idée même d'utiliser le gouvernement pour le bien du public. Pendant 25 ans, la droite a dénigré le secteur public, nous expliquant que le gouvernement est toujours le problème, pas la solution. Alors, pourquoi devrions-nous être surpris que lorsque nous avions besoin d'une réponse de la part du gouvernement, elle n'est pas venue ?
Quelqu'un se souvient-il de la lutte pour la fédéralisation de la sécurité aéroportuaire ? Même après le 11/9, cette administration et les membres conservateurs du Congrès ont essayé de maintenir la sécurité aéroportuaire entre les mains des sociétés privées. Accroître le nombre d'employés fédéraux les inquiétait plus que les failles pouvant devenir fatales, dans la sécurité nationale.
Bien sûr, la tentative de maintenir dans le secteur privé la sécurité aéroportuaire n'était pas qu'une simple question de philosophie ; il s'agissait aussi d'une tentative de protéger les intérêts privés. Mais cela n'est d'ailleurs pas contradictoire. Le cynisme idéologique de ceux qui gouvernent se transforme facilement en empressement à traiter les dépenses du gouvernement comme moyen de récompenser les amis. Après tout, si l'on pense que le gouvernement ne peut faire aucun bien, pourquoi pas ?
Cela nous amène à parler de l'Agence Fédérale de Gestion des Situations d'Urgence, la [fameuse] FEMA.Dans mon dernier édito, je posais la question de savoir si l'Administration Bush avait détruit l'efficacité de la FEMA. A présent, nous connaissons la réponse.
Plusieurs infos récentes analysant l'état pathétique de la FEMA ont attribué le déclin de cette agence à son regroupement au sein du Département à la Sécurité Intérieure, dont la première préoccupation est le terrorisme, pas les catastrophes naturelles. Mais son changement supposé d'orientation passe à côté de la partie cruciale du problème.
Ce qu'il faut savoir, c'est que le sabotage de la FEMA a commencé dès que le Président Bush a pris ses fonctions. Au lieu de choisir un professionnel disposant d'expertise en matière de réponse aux catastrophes pour diriger l'agence, M. Bush a nommé Joseph Allbaugh, un confident politique proche. M. Allbaugh a rapidement commencé a essayé de réduire les programmes d'alerte de la FEMA.
Il est possible que vous vous attendiez à ce que l'administration reconsidère son hostilité à la préparation aux états d'urgence après le 11/9 - après tout, la gestion d'urgence est aussi importante dans la période qui suit une attaque terroriste que dans la période qui suit une catastrophe naturelle. Ainsi que de nombreuses personnes l'ont remarqué, la réponse ratée à l'ouragan Katrina montre que nous sommes moins bien prêts, aujourd'hui, à faire face à une attaque terroriste qu'il y a quatre ans.
La dégradation de la FEMA s'est poursuivie, avec la nomination de Michael Brown comme successeur de M. Allbaugh.
M. Brown n'avait d'autre qualification pour succéder à M. Allbaugh que d'avoir été son compagnon de chambrée à l'université. Mais M. Brown a été fait directeur adjoint de la FEMA. Le Boston Herald rapporte qu'il a été arraché par la force de son travail précédent, où il supervisait des salons hippiques. Et lorsque M. Allbaugh est parti, M. Brown est devenu le directeur de l'agence. Le copinage obscène qui a conduit à cette nomination montre à quel point le gouvernement actuel méprise cette agence ; on ne peut que se poser des questions sur la morale du personnel.
Ce mépris, comme nous l'avons dit, reflète l'hostilité générale contre le rôle du gouvernement comme force de bien. Et les Américains qui vivent le long de la côte du Golfe du Mexique ont récolté les conséquences de cette hostilité.
L'Administration a toujours essayé de traiter le 11/9 comme étant une pure leçon du bien contre le mal. Mais il faut s'occuper des catastrophes naturelles, même si elles ne sont pas causées par des gens maléfiques. Désormais nous avons reçu une leçon coûteuse nous montrant pourquoi nous avons besoin d'un gouvernement efficace, et pourquoi les fonctionnaires dévoués méritent notre respect. Allons nous retenir la leçon ?
E-mail: krugman@nytimes.com
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Goulon