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L'Invention de la Crise | |
Par Paul Krugman The New York Times le 7 décembre 2004 |
Privatiser la Sécurité Sociale — remplacer le système actuel, en tout ou partie, par des comptes d'épargne individuels — ne fera rien pour redresser les finances du système. Tout ce que cela risque de produire, c'est aggraver les choses. Toutefois, cette politique de privatisation dépend de façon cruciale de la capacité à convaincre le public que ce système est au bord de l'effondrement, qu'il nous faut détruire le système de la Sécurité Sociale pour le sauver. J'aurai beaucoup à dire sur tout cela lorsque je reprendrai en janvier mes activités habituelles. Mais en ce moment-même, il me semble important de faire une pause dans ma pause, pour démystifier le battage médiatique qui est fait autour de la crise de la Sécurité Sociale.
Il n'y a rien de bizarre ou de mystérieux sur la manière dont la Sécurité Sociale fonctionne : il s'agit juste d'un programme gouvernemental financé par un impôt sur les salaires qui lui est dédié, de la même manière que l'entretien des autoroutes est financé par une taxe sur les carburants.
À l'heure actuelle, les revenus générés par ce prélèvement sur les salaires excèdent les reversements. Ceci est fait exprès, c'est la conséquence de l'augmentation des prélèvements sur les salaires d'il y a vingt ans. Et qui avait recommandé cette augmentation ? Alan Greenspan lui-même. À l'époque, la justification qu'il avait fournie de cette augmentation des prélèvements effectués surtout sur les ménages à bas et moyens revenus (même si Ronald Reagan venait de supprimer les taxes appliquées aux très riches) était que ce revenu supplémentaire était nécessaire à la création d'un fonds fiduciaire. On pourrait y puiser pour payer les pensions une fois que les baby-boomers commenceront à prendre leurs retraites.
La part de vérité sur la prétendue crise de la Sécurité Sociale est que l'augmentation des prélèvements n'a pas été assez importante. Les projections établies selon un rapport récent du Bureau du Budget du Congrès (certainement plus réalistes que les projections très prudentes du Ministère de la Sécurité Sociale) montrent que les fonds fiduciaires seront épuisés en 2052. À ce stade, le système n'aura pas encore fait "faillite" ; même après l'épuisement du fonds fiduciaire, les revenus de la Sécurité Sociale couvriront 81% des pensions promises. Néanmoins, il y a vraiment un problème de financement à long terme.
Mais il s'agit d'un problème de taille modeste. Le rapport trouve qu'en prolongeant la durée de vie du fonds jusque dans le 22ème siècle, sans modification des pensions, les revenus additionnels nécessaires seraient égaux à seulement 0.54% du PIB. C'est moins que les 3% de dépenses fédérales — moins que ce que nous dépensons actuellement en Irak. Et cela ne représente qu'environ un quart des revenus perdus chaque année à cause des réductions d'impôt du Président Bush — à peu près équivalent à la part de ces réductions qui bénéficient aux revenus supérieurs à 500.000 dollars par an.
Étant donnés ces chiffres, il n'est pas du tout difficile d'établir des barèmes fiscaux qui permettraient de sécuriser le programme des retraites pour les générations à venir, sans apporter de changements majeurs.
Il est vrai que le gouvernement fédéral dans son ensemble fait face à un très gros déficit budgétaire. Cependant, ce déficit a beaucoup plus à voir avec les réductions d'impôt — réduction que M. Bush insiste néanmoins à rendre permanentes — que cela a n'à voir avec la Sécurité Sociale.
Mais comme cette politique de privatisation dépend de la capacité à convaincre le public qu'il y a une crise de la Sécurité Sociale, les "privatiseurs" ont fait de leur mieux pour en inventer une. Mon exemple favori de cette logique de bonneteau donne à peu près ceci : d'abord, ils insistent pour dire que le surplus actuel du système de la Sécurité Sociale ainsi que le fonds fiduciaire qu'elle a accumulé sont insignifiants. La Sécurité Sociale, disent-ils, n'est pas réellement un organisme indépendant - elle est juste une partie du gouvernement fédéral.
Si le fonds fiduciaire est insignifiant, soit-dit en passant, cette augmentation d'impôt soutenue par Greenspan dans les années 80 n'était rien d'autre qu'un exercice de conflit de classe : les taxes sur la classe ouvrière américaine ont augmenté, les taxes sur les notables ont diminué, et les ouvriers n'ont rien eu en compensation de leur sacrifice.
Mais de toute façon : les mêmes personnes qui prétendent que la Sécurité Sociale n'est pas un organisme indépendant lorsqu'il engendre des surplus insistent aussi pour dire qu'à la fin de la prochaine décennie, lorsque les versements de pensions commenceront à excéder les prélèvements sur les salaires, il y aura une crise — vous voyez, la Sécurité Sociale a son propre financement dédié, et doit donc être indépendante.
Il n'existe pas de moyen honnête pour soutenir à la fois les deux positions, et la position des privatiseurs est tout sauf honnête. Ils viennent pour enterrer la Sécurité Sociale, pas pour la sauver. Leur inquiétude selon laquelle le système fera un jour faillite n'est pas sincère ; ce qui les dérange, ce sont les succès historiques du système.
Parce que la Sécurité Sociale est un programme gouvernemental qui fonctionne, elle démontre qu'un montant modeste d'impôt et de dépenses peut rendre la vie des gens meilleure et plus sécurisée. Et c'est pourquoi la droite veut la détruire.
E-mail: krugman@nytimes.com
Traduit de l'américain par Jean-François Goulon