Un Relent de Stagflation Par Paul Krugman
The New York Times, le 18 avril 2005
Dans les années 1970, les prix du pétrole et des autres matières premières montant en flèche, conduisirent à la stagflation — combinaison d'inflation forte et de niveau de chômage élevé qui ne laissait aucune bonne option politique. Si la FED réduisait les taux d'intérêt pour créer des emplois, elle risquait de créer une spirale inflationniste ; si elle augmentait les taux pour réduire l'inflation, elle aurait ainsi fait monter le chômage.
Cela peut-il se reproduire ?
La semaine dernière, la crainte d'un retour de la stagflation a précipité le cours des actions vers un plus bas de cinq mois. Cependant, peu de personnes semblent avoir remarqué qu'une forme atténuée de stagflation — une inflation en hausse dans une économie toujours bien loin du plein emploi — est déjà là.
Il est vrai que les chiffres du chômage ne sont pas mauvais en comparaison à leurs niveaux historiques et que l'inflation se situe dans la fourchette basse des nombres à un chiffre. Mais l'inflation grimpe et elle le fait en dépit d'un marché du travail qui se trouve dans une situation pire que ce que le taux de chômage officiel ne suggère.
Commençons par la situation de l'emploi.
Le taux de chômage officiel est de 5,2 % — à peu près égal à la moyenne des années Clinton. Mais les statistiques du chômage ne comptabilisent que ceux qui recherchent activement un emploi. Tous les autres indicateurs montrent une situation bien moins favorable pour les travailleurs que celle des années 90. Une fraction plus petite de la population adulte dispose d'un emploi ; la durée moyenne du chômage — indicateur sommaire de la durée qu'il faut aux travailleurs licenciés pour retrouver un emploi — est plus élevée qu'elle ne l'était dans les années 90 ; et, par-dessus tout, le faible marché du travail prive les travailleurs du pouvoir de négociation. Comme les augmentations salariales sont minimales et qu'elles ne suivent pas l'inflation, le niveau de vie ne progresse pas.
Ces chiffres décevants révèlent la stagnation de la création d'emplois. Le niveau d'emplois dans le secteur privé est toujours plus bas qu'il ne l'était avant la récession de 2001. Certes, les choses pourraient être pires. Et elles l'ont été. Mais ceux dont le niveau de vie dépend de leur salaire et pas des revenus de leur capital — c'est à dire : la grande majorité des Américains — ne ressentent pas particulièrement la prospérité. Les deux tiers des gens disent aux sondeurs qui les interrogent que l'économie est "seulement modérée" ou "faible" ; ils ne disent pas qu'elle est "bonne" ou "excellente".
Alors, pourquoi la FED a-t-elle relevé les taux d'intérêt ? Parce que l'inflation l'inquiète : elle a atteint le haut de la fourchette des 2 - 3% que la FED préconise.
D'où viennent ces tendances inflationnistes ?
Pas des salaires : le coût de la main d'œuvre a chuté à cause de salaires qui ne progressent pas aussi vite que les gains de productivité. Le prix du pétrole ? S'il explique en grande partie les tendances inflationnistes, ils n'en sont pas la seule cause. En effet, les prix des autres matières premières augmentent aussi et les coûts de la santé grimpent à nouveau. Enfin, la combinaison d'une capacité de production faiblarde, d'une demande asiatique en augmentation et d'un dollar qui fléchit a donné à des industries comme celles du ciment et de l'acier un nouveau "pouvoir de fixer les prix".
Tout cela s'additionne pour créer un cas atténué de stagflation, et l'inflation conduit la Fed à appuyer le frein, même si ça ne ressemble pas à une économie de plein-emploi.
Nous ne devrions pas exagérer la situation : nous ne sommes pas retournés à une économie de misère comme dans les années 70. Mais le fait que nous fassions déjà l'expérience d'une légère stagflation signifie qu'il n'y aura pas de bonnes options si quelque chose d'autre tourne mal.
Supposez par exemple que le recul de la consommation — et les données récentes le montre — se révèle plus important que nous ne le pensons aujourd'hui et que la croissance cale. (Il n'y a pas si longtemps, de nombreux économistes pensaient qu'un pétrole autour des 50 dollars causerait une récession.) La Fed peut-elle renoncer à relever les taux et revenir à leur réduction sans causer la plongée du dollar et la montée en flèche de l'inflation ?
Ou bien, supposez qu'il y ait une sorte de rupture dans l'approvisionnement pétrolier — ou que les alertes concernant le déclin des champs de pétrole saoudiens s'avèrent justes. Supposez que les banques centrales d'Asie décident qu'elles ont déjà trop de dollars. Supposez que la bulle immobilière éclate. Tous ces événements pourraient facilement transformer une légère stagflation en quelque chose de plus sérieux.
Comment sortons-nous de ce pétrin ?
Comme le dit la bonne vieille blague : Je ne commencerais pas à partir de là. Nous aurions dû profiter des années où le pétrole était bon marché pour encourager la maîtrise de l'énergie ; nous aurions dû profiter des années où la croissance des coûts médicaux était modeste pour réformer notre système de santé. Et puis, nous disposerions d'une palette plus large d'options politiques si le déficit budgétaire n'était pas aussi abyssal.
Donc, si aucune de ces choses ne survient, il ne nous restera plus qu'à voir comment cette administration dans laquelle les opérateurs politiques prennent toutes les décisions économiques — le ministre des finances n'étant qu'un représentant de commerce — gère les crises.
E-mail: krugman@nytimes.com
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Goulon