Le Président Guerrier Par Paul Krugman
The New York Times, le 24 juin 2005
VIENNE
Dans cette ancienne capitale impériale, on a l'impression que sur chaque place est érigée une statue géante d'un Habsbourg à cheval, posant en héros conquérant.
Les fondateurs de l'Amérique savaient trop bien à quel point la guerre attire les dirigeants dans leur vanité et leur soif de gloire. C'est pourquoi ils prirent soin de retirer aux présidents le privilège royal de faire la guerre selon leur bon vouloir.
Mais après le 11 septembre [2001], le Président Bush, avec un plaisir évident, s'est auto-déclaré "président de guerre". Et il a fait en sorte que la nation [américaine] reste obnubilée par la guerre en métamorphosant la chasse à Al-Qaïda en une guerre contre Saddam Hussein.
En novembre 2002, Helen Thomas, la correspondante chevronnée auprès de la Maison Blanche, a dit en public : "Je n'ai jamais couvert un président qui voulait vraiment faire la guerre" - mais elle a fait comprendre que M. Bush était l'exception. Et elle avait raison.
Conduire la nation dans des attaques guerrières injustes au cœur de la démocratie. Cela constituerait un abus de pouvoir sans précédent même si la guerre n'avait pas tourné à un bourbier militaire et moral. Et nous ne pourrons pas nous sortir de ce bourbier tant que nous ne regarderons pas en face la vérité sur la manière dont nous y sommes entrés.
Permettez-moi de dire en quelques mots ce que nous savons de la décision d'envahir l'Irak, puis nous nous attacherons à voir pourquoi c'est important.
L'administration a refusé toute enquête officielle pour déterminer si elle a médiatisé à outrance la cause de la guerre. Mais il y a une foule de preuves circonstanciées qui le démontrent.
Et puis, il y a le fameux mémo de Downing Street - en réalité, les minutes du conseil des ministres de juillet 2002 - dans lequel le chef des services secrets britanniques faisait le résumé de son récent voyage à Washington.
Dans ce mémo, il est dit que "Bush voulait renverser Saddam au moyen d'une action militaire, justifiée à la fois par le terrorisme et les ADM. Mais que les renseignements et les faits étaient arrangés pour servir la politique". Rien n'est plus clair que cela.
Les médias d'information américains ont très largement ignoré ce mémo pendant cinq semaines après sa publication dans le Times de Londres. Puis certains ont affirmé que c'étaient des "vieilles infos" que M. Bush voulait faire la guerre en été 2002, et que les ADM étaient un simple prétexte. Non, c'est faux ! Dans les médias, ceux qui sont initiés, l'avaient peut-être suspecté, mais ils n'en avaient pas informé leurs lecteurs, leurs téléspectateurs ou leurs auditoires. Et ils n'ont jamais tenu M. Bush pour responsable de ses déclarations répétées selon lesquelles il considérait la guerre comme un dernier recours.
Pourtant, certains de mes collègues insistent pour enterrer le passé. La question, disent-ils, est ce que nous savons vraiment. Mais ils ont tort : il est crucial que ceux qui sont responsables de cette guerre rendent des comptes.
Laissez-moi vous expliquer. Les Etats-Unis vont bientôt devoir commencer à réduire leurs forces en Irak, sinon ils risqueraient de voir s'effondrer leur armée de volontaires. Pourtant, le gouvernement et ses partisans ont en fait empêché tout débat adulte sur la nécessité d'un retrait.
D'un côté, ceux qui ont vendu cette guerre, incapables de reconnaître que leur fantasme d'une splendide petite guerre a conduit au désastre, distillent toujours des illusions : l'insurrection est au bord de "l'agonie", déclare Dick Cheney. D'un autre côté, ils exercent toujours une intimidation sur les modérés et des mêmes sur des démocrates : quiconque suggère que les Etats-Unis vont devoir se mettre d'accord sur quelque chose qui est loin de ressembler à une victoire est accusé d'être antipatriotique.
Il faut que nous retirions à ces gens-là leur capacité à tromper et à menacer. Et le meilleur moyen d'y parvenir est de rendre clair que les gens qui nous ont conduit dans cette guerre sur de faux prétextes n'ont aucune crédibilité, et aucun droit de nous donner des leçons de patriotisme.
La bonne nouvelle est que le public semble prêt à entendre le message - bien plus prêt que les médias à le délivrer. Les principaux organismes de presse agissent toujours comme si seulement une petite frange de la gauche croyait que nous avons été trompés pour faire la guerre, mais cette "frange" comprend à présent une grande partie, si ce n'est la majorité, de la population.
Dans un sondage Gallup effectué début avril - c'est à dire avant la publication du Mémo de Downing Street - 50% des sondés étaient d'accord avec la proposition selon laquelle le gouvernement "avait délibérément trompé le public américain" à propos des ADM irakiennes. Dans un sondage Rasmussen, 49% ont déclaré que M. Bush avait plus de responsabilité que Saddam Hussein dans cette guerre, contre 44% qui chargeaient Saddam.
Une fois que les médias auront rejoint le public, nous pourrons commencer à parler sérieusement de la manière de se retirer d'Irak.
E-mail: krugman@nytimes.com
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Goulon