L'Eté de Nos Mécontentements Par Paul Krugman
The New York Times, le 26 août 2005
Ces derniers mois, il y a eu un débat ouvert au sujet de l'économie américaine. Il a donné à peu près ceci :
Les familles américaines : "Nous ne nous en sortons pas très bien".
Les fonctionnaires de Washington : "Vous vous trompez - vous vous en sortez magnifiquement. Tenez, regardez les statistiques !"
L'administration et quelques commentateurs politiques semblent sincèrement déroutés par les sondages qui montrent que les Américains sont mécontents de l'économie. Après tout, font-ils remarquer, les chiffres comme le taux de croissance du PIB semblent plutôt bons. Alors, pourquoi les gens ne se réjouissent-ils pas ?
Certains accusent l'effet négatif que rend l'image de la débâcle en Irak. D'autres se plaignent que les médias d'information ne rapportent pas correctement les bonnes nouvelles économiques. Mais lorsque vos chiffres vous disent que les gens devraient se sentir bien, et que ce n'est pas le cas, cela signifie que vous regardez les mauvais chiffres.
Les familles américaines se fichent du PIB. Ce qui leur importe, ce sont les emplois disponibles, combien ils sont payés et la comparaison entre les salaires et le coût de la vie. Et la récente croissance du PIB a échoué à produire des gains exceptionnels en matière d'emploi, tandis que les salaires de la plupart des travailleurs n'ont pas suivi l'inflation.
En ce qui concerne l'emploi : il est vrai que l'économie a enfin commencé à créer des emplois il y a deux ans. Mais bien que de nombreuses personnes disent religieusement : "quatre millions d'emplois sur les deux dernières années", comme s'il s'agissait d'un résultat extraordinaire, cela correspond en fait à une augmentation de 3%, pas plus que la croissance, sur la même période, de la population en âge de travailler. Et la récente croissance de l'emploi aurait été considérée dans le passé comme étant en dessous de la norme : l'emploi a augmenté moins vite pendant les deux meilleures années de l'Administration Bush que pendant n'importe quelles deux années de l'Administration Clinton.
Il est vrai aussi que le taux de chômage semble plutôt bas comparé aux standards historiques. Mais d'autres mesures de la situation de l'emploi, comme le nombre moyen d'heures hebdomadaires travaillées (qui reste bas) et la durée moyenne du chômage (qui reste élevée), suggèrent que les propositions d'embauche sont toujours faibles par rapport à la demande.
Les employeurs n'ont certainement aucun mal pour trouver des employés. Lorsque Wal-Mart a annoncé qu'elle allait embaucher pour un nouveau magasin au nord de la Californie, où le taux de chômage est proche de la moyenne nationale, environ 11.000 personnes ont présenté leur candidature pour 400 postes.
Et comme les employeurs n'ont pas besoin d'augmenter les salaires pour trouver des employés, les salaires sont à la traîne derrière le coût de la vie. Selon les statistiques du Ministère du Travail, le pouvoir d'achat d'un travailleur non-cadre a chuté d'environ 1,5% depuis l'été 2003. Et il possible que cela sous-estime la pression à laquelle les familles sont confrontées : le coût de la vie a augmenté fortement pour ceux dont le travail ou la situation familiale nécessite d'acheter beaucoup de carburant.
Certains commentateurs rejettent l'impact des prix des carburants, parce que ces prix sont toujours en dessous des pics précédents lorsque vous les ajustez pour le calcul de l'inflation. Mais cela ne pas en compte ceci : les Américains ont acheté leurs voitures et choisi l'endroit où ils allaient vivre lorsque l'essence était à 1,5$ le gallon (0,32 € le litre), et soudain ils se retrouvent à payer 2,5$ ou plus (0,55€ le litre). C'est un choc important, et j'estime que cela augmente les dépenses d'une famille moyenne de plus de 900€ par an (750€).
Vous vous demandez peut-être où passe la croissance économique, si elle ne va pas dans les salaires. La réponse est simple : elle va vers les profits des grands groupes, vers l'augmentation des coûts de santé et vers la montée en flèche des salaires et autres indemnités des dirigeants. (Forbes rapporte que les indemnités totales des dirigeants des 500 plus grosses sociétés américaines ont augmenté de 54% l'année dernière).
Par conséquent, la vérité c'est que la plupart des Américains ont une bonne raison de se sentir mécontent de l'économie, peu importe ce que les statistiques favorites de Washington peuvent dire. Nous avons à faire à une expansion économique qui ne profite pas à toutes les couches sociales ; beaucoup de gens s'en sortent moins bien d'une année sur l'autre. Et il faudra bien plus qu'un rafraîchissement du discours de l'administration pour que les gens aillent mieux.
E-mail: krugman@nytimes.com
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Goulon