accueil > archives > éditos


     Le Défi Chinois
    Par Paul Krugman
The New York Times, publié le 27 juin 2005

Il y a quinze ans, lorsque les Japonais s'affairaient à acheter des tronçons entiers des grandes entreprises américaines, je faisais partie de ceux qui conseillaient vivement aux Américains de ne pas paniquer. Vous pourriez alors vous attendre à ce que j'offre des mots rassurants du même acabit maintenant que les Chinois font de même. Mais le défi chinois - mis en lumière par les offres sur Maytag et Unocal - semble beaucoup plus sérieux que le défi japonais ne l'a jamais été.

Il n'y a rien de choquant en soi sur le fait que les acheteurs chinois cherchent maintenant à contrôler quelques sociétés américaines. Après tout, il n'y a pas de loi naturelle qui dit que les Américains seront toujours aux commandes. Le pouvoir finit généralement entre les mains de ceux qui tiennent les cordons de la bourse. L'Amérique, qui importe bien plus qu'elle n'exporte, a vécu pendant des années à crédit, et ces derniers temps, la Chine a acheté un grand nombre de nos reconnaissances de dette.

Jusqu'à présent, les Chinois ont surtout investi dans les bons du Trésor américain. Mais ces bons ne produisent ni de taux d'intérêt élevé ni ne permettent de contrôler la façon dont l'argent est dépensé. La raison pour laquelle la Chine acquiert des quantités de bons américains est pour se protéger des spéculateurs sur les devises - et à ce stade, les réserves en dollars de la Chine sont si grandes qu'une attaque spéculative sur le dollar ressemblerait plus à une attaque spéculative sur le yuan.

C'est pourquoi il était prévisible que, tôt ou tard, les Chinois cesseraient d'acheter autant de bons en dollars. Soit, ils cesseraient d'acheter toute reconnaissance de dette américaine, causant le plongeon du dollar, soit ils cesseraient de se satisfaire du rôle de financiers passifs et exigeraient le pouvoir qui accompagne la possession. Et nous devrions être soulagés que les Chinois, du moins pour l'instant, ne balancent pas leurs dollars ; ils les utilisent pour acheter des sociétés américaines.

Il y a aussi deux raisons pour lesquelles les investissements chinois en Amérique semblent différents des investissements japonais d'il y a quinze ans.

Une première différence est que, si l'on en juge par les récentes indications, les Chinois ne vont pas dilapider leur argent comme les Japonais en leur temps.

Les Japonais, à l'époque, avaient tendance à choisir des investissements de prestige - le Rockefeller Center, des studios de cinéma - qui ont transféré des quantités d'argent aux vendeurs américains, mais qui n'ont jamais généré beaucoup de retour sur investissement pour les acheteurs. Le résultat, en fait, fut de subventionner les Etats-Unis.

Les Chinois semblent bien plus habiles que cela. Bien que Maytag soit un morceau de l'histoire américaine des affaires, il ne s'agit pas d'un achat de prestige pour Haier, le fabricant chinois d'électroménager. Il s'agit plutôt d'une façon raisonnable d'acquérir une marque et un réseau de distribution pour servir la croissance de production d'Haier.

Cela ne veut pas dire que l'Amérique sortira perdante de cet accord. Les actionnaires de Maytag seront gagnants et la société licenciera probablement moins de travailleurs américains avec des propriétaires chinois que cela n'aurait été le cas autrement. Pourtant, cet accord ne sera pas aussi inégal que les accords avec les Japonais le furent souvent.

La différence la plus importante avec les investissements japonais est que la Chine, au contraire du Japon, semble vraiment émerger en tant que rival stratégique de l'Amérique et comme concurrent pour les ressources rares - ce qui fait de l'autre grosse offre chinoise de la semaine dernière plus qu'une simple proposition de business.

La China National Offshore Oil Corporation, une société détenue à 70% par le gouvernement chinois, cherche à acquérir le contrôle d'Unocal, une société du secteur de l'énergie qui opère dans le monde entier. En particulier, Unocal a une histoire - étrangement ignorée dans beaucoup de rapports sur l'offre chinoise - de faire du business avec des régimes problématiques dans des endroits difficiles, y compris avec la junte birmane et les Taliban. Un indicateur de la portée d'Unocal : Zalmay Khalilzad, qui fut l'ambassadeur américain en Afghanistan pendant 18 mois et qui vient d'être confirmé comme ambassadeur en Irak, était un consultant d'Unocal.

Unocal semble, en d'autres termes, être le type exact de société que le gouvernement chinois pourrait vouloir contrôler s'il envisage une sorte de "grand jeu" où les principales puissances économiques se disputent l'accès aux réserves retirées de pétrole et de gaz naturel. (Acheter une société est bien moins coûteux, en termes de vies et d'argent, qu'envahir un pays producteur de pétrole.) Donc, l'histoire d'Unocal prend une résonance supplémentaire depuis la dernière flambée des prix du pétrole.

Si cela ne tenait qu'à moi, je bloquerais l'offre chinoise sur Unocal. Mais il serait beaucoup plus facile d'adopter cette position si les Etats-Unis ne dépendaient pas autant de la Chine en ce moment-même, pas seulement pour acheter nos reconnaissances de dette, mais pour nous aider à traiter avec la Corée du Nord, à présent que notre armée est enlisée en Irak.

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Goulon