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     Diplômés contre oligarques
    Par Paul Krugman
The New York Times, lundi 27 février 2006

Le témoignage inaugural de Ben Bernanke devant le Congrès, en tant que nouveau président de la Federal Reserve, a été, tout le monde en convient, superbe. Il n'a commis aucun impair sur la politique monétaire ou fiscale.

Mais M. Bernanke a trébuché sur un point. Répondant à la question du Député Barney Frank sur l'inégalité des revenus, il a déclaré que "le facteur le plus important" dans la montée des inégalités "est l'élévation de la prime à la compétence, un meilleur retour à l'éducation".

C'est une interprétation erronée de ce qui se passe dans la société américaine. Ce à quoi nous assistons n'est pas l'ascension d'une classe assez large de travailleurs éduqués. À la place, nous assistons à la montée d'une oligarchie étroite : les revenus et la richesse sont de plus en plus concentrés entre les mains d'une petite élite privilégiée.

Je pense que la position de M. Bernanke, que l'on peut entendre à tout bout de champ, est celle du faux raisonnement dit "80-20". Le 80-20 est la notion selon laquelle les gagnants dans notre société de plus en plus inégalitaire constituent un groupe assez large - que les 20% environ de travailleurs américains qui ont les compétences nécessaires pour profiter des nouvelles technologies et de la mondialisation s'éloignent des 80% qui ne disposent pas de ces compétences.

La vérité est assez différente. Les travailleurs hautement qualifiés ont mieux réussi que ceux qui ont fait moins d'études, mais un diplôme universitaire a rarement été le ticket gagnant pour un gros salaire. Le Rapport Economique de 2006 du Président nous dit que les véritables revenus des diplômés universitaires ont chuté de plus de 5% entre 2000 et 2004. Sur la longue période qui s'étend de 1975 à 2004, les revenus moyens des diplômés universitaires ont certes augmenté, mais de moins de 1% par an.

Alors, quels sont les véritables gagnants de cette inégalité croissante ? Ce ne sont pas les 20% en haut de l'échelle, ni les 10% du haut. Les gros gains sont allés vers un groupe plus petit et beaucoup plus riche que cela.

Un nouvel article publié par les chercheurs Ian Dew-Becker et Robert Gordon de la Northwestern University, "Où est passée la croissance de la productivité ?", en donne les détails. Entre 1972 et 2001, le revenu salarial des 10% des Américains les mieux payés n'a augmenté que de 34%, soit environ 1% par an. Par conséquent, se trouver parmi les 10% les mieux payés, par exemple les diplômés universitaires, n'a pas été le ticket gagnant vers les gros gains salariaux.

Mais le revenu des 1% d'Américains les mieux payés a augmenté de 87%, pour les 0,1% les mieux payés, de 181% et pour les 0,01% les mieux payés, de 497%. Non, il ne s'agit pas d'une erreur.

Juste pour vous donner la mesure de ce dont l'on parle : Le Centre non-partisan de Politique Fiscale estime que cette année, les 1% les mieux payés percevront un revenu moyen de 402.306 dollars, et les 0,1% les mieux payés, un revenu moyen de 1.672.726 dollars. Le centre ne donne pas de chiffre pour les 0,01% les mieux payés, mais c'est probablement bien au-dessus de 6 millions de dollars par an.

Pourquoi quelqu'un d'aussi intelligent et d'aussi bien informé que M. Bernanke perçoit de façon erronée la nature de cette inégalité croissante ? Parce que l'interprétation erronée dans laquelle il est tombé tend à dominer les discussions polies sur les tendances de revenus. Pas parce que c'est vrai, mais parce que cela rassure. La notion selon laquelle tout cela n'est qu'une question de retour à l'éducation suggère que personne ne soit à blâmer pour l'inégalité croissante, qu'il s'agit juste d'une question d'offre et de demande. Et cela suggère aussi que la voie pour atténuer les inégalités soit d'améliorer notre système éducatif - et une meilleure éducation est une valeur que défendent pratiquement tous les politiciens aux Etats-Unis.

L'idée selon laquelle nous assistons à la montée d'oligarchie est bien plus embarrassante. Cela suggère que la croissance de l'inégalité puisse avoir affaire beaucoup plus avec les relations de pouvoir qu'avec les forces de marché. Et, malheureusement, c'est la triste vérité !

Devrions-nous être inquiets sur la nature de plus en plus oligarchique de la société américaine ? Oui, et pas seulement parce que la croissance économique a échoué à tirer vers le haut la plupart des Américains. Tant l'Histoire que l'expérience contemporaine nous enseignent que les sociétés hautement inégalitaires tendent aussi à être hautement corrompues. Il y a un rapport de cause à effet qui court de la divergence sur les tendances de revenus à Jack Abramoff et le projet K Street[1].

Et je suis d'accord avec Alan Greenspan, qui - abandonnant de façon surprenante ses racines ultra-libérales - a régulièrement mis en garde que l'inégalité grandissante posait une menace à la "société démocratique".

Cela pourrait prendre du temps avant que nous puissions rassembler la volonté politique pour contrer cette menace. Mais la première étape pour faire quelque chose sur l'inégalité est d'abandonner l'interprétation "80-20" erronée. Il est temps de regarder en face le fait que l'inégalité croissante est poussée par les revenus gigantesques d'une toute petite élite, pas par les gains plus modestes des diplômés universitaires.

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Goulon

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Note:

[1] Jack Abramoff, "l'homme qui a acheté Washington", selon le titre de l'hebdomadaire Time, est un influent lobbyiste proche du parti républicain. Poursuivi pour escroquerie, fraude fiscale et corruption active, il collabore avec la justice pour obtenir une réduction de peine. Ses révélations embarrassent de nombreux élus du Congrès ayant bénéficié de ses largesses.

Le "Projet K Street". Il s'agissait tout d'abord de faire entrer des anciens parlementaires républicains ou leurs attachés dans les cabinets de lobbyistes. Et ensuite faire comprendre qu'il valait mieux financer le parti républicain pour être écouté par la majorité républicaine. Résultat : depuis l'arrivée de Bush au pouvoir en 2000, le nombre de lobbyistes a doublé, 37 000 étant aujourd'hui répertoriés à Washington.