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Une Economie Qui Marche Sur Des Œufs

Par Paul A. Volcker (ancien président de la Réserve Fédérale américaine —1979 à 1987).
Dimanche 10 avril 2005
The Guardian


L'expansion des Etats-Unis semble être sur les rails. L'Europe et le Japon manquent peut-être d'exubérance, mais leurs économies sont au moins dans le positif. La Chine et l'Inde — avec pas loin de 40% de la population mondiale — ont maintenu une croissance à des taux qu'il n'y a pas si longtemps auraient semblé, si non impossibles, du moins hautement improbables.

Et pourtant, sous la surface calme, il y a des tendances dérangeantes : des déséquilibres énormes, toutes sortes de déséquilibres, des risques — appelez-les comme vous voulez. Prises dans leur ensemble, les circonstances me semblent encore plus dangereuses et intraitables que tout ce dont je me souviens — et j'en ai connu beaucoup ! C'est le manque de volonté ou de capacité pour y remédier qui me préoccupe vraiment.

Nous sommes assis là à débattre sur comment maintenir la Sécurité Sociale — et, plus important, Medicare [l'assistance médicale aux personnes âgées] — au moment où la génération du baby-boom prend sa retraite. Mais à ce moment précis, ces mêmes baby-boomers dépensent comme s'il n'y avait pas de lendemain. Si nous pouvons nous fier aux chiffres, l'épargne personnelle aux Etats-Unis a pratiquement disparu.

Pour être sûres, les entreprises ont commencé à reconstituer leurs réserves financières. Mais en l'espace de quelques années, le déficit fédéral est parvenu à effacer cette source d'épargne nationale.

Nous achetons beaucoup de maisons à des prix en augmentation, et la propriété immobilière est devenue autant un moyen d'emprunter qu'une source de sécurité financière. En tant que nation, nous consommons et investissons environ 6% de plus que nous produisons.

Ce qui maintient tout le système, c'est le flux massif et croissant de capital en provenance de l'étranger, et qui s'élève à plus de 2 milliards de dollars par jour, et ça augmente. On ne ressent pas de contrainte. En tant que nation, nous n'avons pas conscience d'emprunter ou de quémander. Nous n'offrons même pas des taux d'intérêts attractifs, et nous n'offrons pas non plus à nos créanciers la protection contre le risque d'un dollar fléchissant.

La plupart du temps, c'est du capital privé qui s'est déversé librement de l'étranger vers nos marchés — dans ce monde incertain, où ailleurs qu'aux Etats-Unis (comme dit la chanson) est-il meilleur d'investir?

Plus récemment, nous sommes devenus plus dépendants des banques centrales étrangères, et en particulier en Chine, au Japon et ailleurs en Asie orientale.

Pour nous, tout cela est assez confortable. Nous remplissons nos magasins et nos garages de biens venant de l'étranger, et la concurrence a constitué une modération puissance pour nos prix intérieurs. Cela a sûrement contribué à garder des taux d'intérêt exceptionnellement bas malgré notre épargne évanescente et notre croissance rapide.

Et cela est confortable pour nos partenaires commerciaux et pour ceux qui fournissent le capital. Certains, comme la Chine, dépendent lourdement de nos marchés domestiques en expansion. Et pour la plus grande part, les banques centrales du monde émergent ont bien voulu détenir de plus en plus de dollars, qui constituent, après tout, la chose qui ressemble le plus à une devise internationale.

La difficulté est que ce modèle d'apparence confortable ne peut durer à l'infini. Je ne connais aucun pays qui a réussi sur une longue durée à consommer et à investir plus que ce qu'il ne produit. Les Etats-Unis absorbent 80% du flux net des capitaux internationaux. Et un moment viendra où les banques centrales et les institutions privées auront leur content de dollars.

Je ne sais pas si le changement se produira dans un fracas ou dans un gémissement, si ce sera plus tôt ou plus tard. Mais telles que sont les choses, le plus probable est ce sera plutôt la prévoyance politique que des crises financières qui forcera au changement.

Ce n'est pas que ce soit si difficile intellectuellement d'imaginer un scénario pour un "atterrissage en douceur" et une croissance soutenue. Les économistes de l'establishment sont d'accords entre eux sur de nombreux points pour dresser une belle image sortie tout droit de leur manuel : la Chine et autres économies continentales asiatiques devraient permettre et encourager une appréciation substantielle de leur taux de change vis-à-vis du dollar. Le Japon et l'Europe devraient s'attaquer sur-le-champ et de façon agressive à la stimulation de leurs économies respectives et s'occuper rapidement et avec plus d'efficacité des obstacles structurels à la croissance. Et les Etats-Unis, par quelques combinaisons de mesures, devraient être forcés d'accroître leur taux d'épargne, en réduisant ainsi leur demande d'importations.

Mais pouvons-nous, quelque soit aujourd'hui notre degré de confiance, espérer que n'importe laquelle de ces politiques soit mise en place prochainement, plus ou moins une combinaison de toutes ces politiques ?

La réponse est non. C'est pourquoi je pense que nous marchons de plus en plus sur des œufs. Avec la trajectoire actuelle, les déficits et les déséquilibres vont augmenter. À un certain moment, le sentiment de confiance dans les marchés de capitaux, qui soutiennent actuellement avec une telle bienveillance le flux des fonds vers les Etats-Unis et l'économie mondiale croissante, pourrait s'estomper. Ensuite, quelques événements ou combinaisons d'événements pourraient apparaître et perturber les marchés, créant une volatilité désastreuse à la fois dans les bourses et dans les taux d'intérêt. Nous en avons eu un échantillon avec la stagflation des années 70 - un dollar déprimé et volatile, des pressions inflationnistes, une augmentation soudaine des taux d'intérêt et deux grosses récessions.

La leçon claire que j'en tire est qu'il y a un gros bénéfice à attendre si nous faisons ce que nous pouvons pour minimiser les risques et si nous consacrons du temps à des ajustements réguliers. Je ne suggère rien d'obscur ou de non orthodoxe. Ce dont nous avons besoin, c'est la volonté d'agir dès maintenant — et l'année prochaine, et l'année suivante, et d'agir même lorsqu'en surface tout paraît si calme et favorable.

Ce dont je parle se résume en fait à la plus vielle leçon d'économie politique : un sens puissant de discipline monétaire et fiscale. Le temps n'est pas à l'intransigeance politique et à la posture partisane sur le budget aux dépends du déficit, croissant encore plus. C'est vrai, nous nous en sortirions mieux si les autres pays faisaient leur part. Mais leurs échecs ne doit pas nous détourner de ce que nous pouvons faire, dans notre propre intérêt.

Un jour, un observateur sage de la scène économique a fait le commentaire suivant : "Ce qui peut être laissé à plus tard, l'est en général - et ensuite, hélas, il est trop tard". Je ne veux pas que ce soit l'épitaphe de ce qui a été une période inégalée de succès pour l'économie américaine, ni celui de cet énorme potentiel pour le monde en général.

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Cet article est adapté d'un discours que Paul Volcker a donné en février dernier lors d'un sommet économique financé par le Stanford Institute for Economic Policy Research.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon