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Comment la Russie ruine le jeu de la Turquie en Syrie

Par Pepe Escobar
CounterPunch, le 4 décembre 2015

article original : "How Russia is Smashing the Turkish Game in Syria"


Pourquoi a-t-il donc fallu une quasi-éternité à Washington pour ne pas vraiment reconnaître que Daech vend le pétrole syrien volé, lequel se retrouvera finalement en Turquie ?

Parce que la priorité a toujours été de permettre à la CIA — dans l'ombre — d'organiser une « ligne trouble » en armant un troupeau de « rebelles modérés » invisibles.

Tout comme Daech — du moins jusqu'à présent — la mafia de Barzani dans le Kurdistan irakien n'a jamais été sous la garde de Washington. L'exploitation du pétrole que le Gouvernement régional du Kurdistan (le KRG) transporte vers la Turquie est quasiment illégale : du pétrole volé appartenant à l'Etat en ce qui concerne Bagdad.

Le pétrole volé par Daech ne peut pas s'écouler à travers le territoire contrôlé par Damas. Il ne peut pas s'écouler à travers l'Irak dominé par les Chiites. Il ne peut pas aller vers l'Est jusqu'en Iran. C'est la Turquie ou rien. La Turquie est le bras le plus oriental de l'Otan. Les Etats-Unis et l'Otan « soutiennent » la Turquie. On peut donc défendre l'idée selon laquelle les Etats-Unis et l'Otan, en fin de compte, « soutiennent » L'Etat Islamique/Daech.

Ce qui est certain est que le pétrole illégal de Daech et le pétrole illégal du KRG suivent le même modèle : les intérêts énergétiques gérés par les suspects habituels qui jouent une partie sur une très longue durée.

Ce sur quoi se concentrent ces intérêts est de contrôler tous les actifs pétroliers possibles dans le Kurdistan irakien et ensuite dans la Syrie« libérée ». Il est capital de savoir que Tony « Deepwater Horizon » Hayward[1] dirige Ug Genel, [2] dont la priorité numéro un est de contrôler les champs pétrolifères qui ont d'abord été volés à Bagdad, et qui finiront par être volés aux Kurdes irakiens.

Et ensuite, il y a la poudrière turkmène.

La raison essentielle pour laquelle Washington ferme toujours solennellement les yeux sur l'ensemble des accords louches d'Ankara en Syrie, à travers sa cinquième colonne de djihadistes turkmènes, est parce qu'une « ligne trouble » clé de la CIA parcourt précisément la région connue sous le nom de djebel turkmène.

Ces Turkmènes approvisionnés par les convois « humanitaires » d'Ankara ont obtenu des [missiles antichars] TOW-2As américains pour leur rôle dans la préservation des routes essentielles d'armement et de contrebande. Leurs conseillers, comme on pouvait le prévoir, sont du genre Xe/Academi, anciennement Blackwater.[3] Il se trouve que la Russie a identifié toute cette filouterie et a commencé à bombarder les Turkmènes. D'où le Su-24 qui a été abattu.

La cinquième colonne turkmène

Maintenant, la CIA est en mission mandatée par Dieu - essayant désespérément d'empêcher que cette ligne trouble soit définitivement brisée par l'Armée Arabe Syrienne (AAS) sur le terrain et par la Russie dans les airs.

Le même désespoir s'applique à la route Alep-Azas-Kilis, qui est également essentielle à la Turquie pour toutes sortes de contrebandes.

Le bras avancé de l'alliance « 4+1 » (la Russie, la Syrie, l'Iran, l'Irak, plus le Hezbollah) ne fait pas de quartier en essayant de reconquérir ces deux corridors clés.

Et c'est ce qui explique le désespoir d'Ankara — avec un coup de pouce vocal de la part de son maître — pour trouver un corridor/ligne fourbe entièrement nouveau passant par Afrin, actuellement sous le contrôle des Kurdes syriens, avant que les forces de Damas et la puissance aérienne russe n'y parviennent.

Une fois encore, il est important de se rappeler qu'un troupeau, une bande de Turkmènes constitue la cinquième colonne d'Ankara dans le nord de la Syrie.

La plupart des Turkmènes vivent dans des territoires kurdes. Et voici le facteur complexifiant ultime : il se trouve que la majorité de ces Turkmènes vivent dans la région de Jarablus, actuellement contrôlée par Daech. C'est exactement cette zone qui coupe le lien géographique entre les deux cantons kurdes, Kobané et Afrin.

Imaginez donc un corridor continu autonome, contrôlé par les Kurdes syriens, tout du long de la frontière turco-syrienne. Pour Ankara, c'est le cauchemar ultime. La stratégie d'Ankara consiste à déplacer ses pions turkmènes, en y ajoutant des « rebelles modérés », dans toute la région de Jarablus. Le prétexte : rayer Daech de la carte. La véritable raison : empêcher les deux cantons kurdes — Afrim et Kobané — de fusionner.

Et, une fois encore, Ankara se mesurera directement à Moscou.

La stratégie russe repose sur de très bonnes relations avec les Kurdes syriens. Moscou soutient non seulement la fusion entre les cantons kurdes syriens, mais qualifie une telle fusion d'étape importante sur la voie d'une nouvelle Syrie débarrassée des takfiris. La Russie reconnaîtra même officiellement le PYD (Parti de l'union démocratique) et leur permettra d'avoir une représentation officielle en Russie.

Ankara considère le PYD et sa branche paramilitaire, le YPG (les Unités de protection du peuple) comme des branches du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan en Turquie). Cela devient de plus en plus curieux lorsque l'on sait que Moscou et Washington coopèrent tous deux avec le YPG contre Daech.

La panique totale et prévisible d'Ankara est arrivée sous la forme du Sultan Erdogan déclarant l'Euphrate comme étant une « ligne rouge » à ne pas franchir pour le YPG. S'ils essayent d'avancer vers l'ouest pour combattre Daech, en les chassant de la zone de Jarablus, l'armée turque frappera.

Il est absolument essentiel pour la Turquie de contrôler cette zone entre Jarablus et Afrim, parce que c'est là que se situe la « zone de sécurité » convoitée, en réalité une zone d'exclusion aérienne, qu'Ankara rêve de mettre en œuvre en se servant des 3 milliards d'euros que les Turcs viennent d'extorquer à l'UE pour recevoir les réfugiés, mais également pour contrôler le nord de la Syrie. Les Turkmènes seraient en charge de cette zone — de même que de la ligne Azas-Alep, à supposer que l'AAS ne les nettoient pas pour de bon.

Les arguments en faveur des « ACEN »

Ankara examine donc deux scénarios très déplaisants bourrés de Turkmènes (c'est le moins qu'on puisse dire).

Les Turkmènes instrumentalisés par Ankara deviendraient les gardes-barrières contre le YPG kurde ; cela veut dire une méchante division sectaire, orchestrée par la Turquie, dont le plus grand perdant serait l'unité de la nation syrienne.

En attendant, l'AAS et les forces aériennes russes sont sur le point de contrôler entièrement le djebel turkmène.

Cela permettra au « 4+1 » d'avancer plus profondément pour combattre ladite Armée de la Conquête et son reptile à deux têtes, Jabhat al-Nosra (alias al-Qaïda en Syrie) et Ahrar al-Sham, tout cet ensemble étant « soutenu » et armé par la Turquie, l'Arabie Saoudite et le Qatar.

L'avancée inexorable du « 4+1 » est assortie de bénéfices supplémentaires : la fin de toutes les lignes troubles dans la région, et plus aucune menace possible contre la base aérienne de la Russie à Hmeymin.

Ne doutez surtout pas que Moscou infligera autant de dommages que possibles au Sultan Erdogan.

Selon le quotidien turc Radikal, le Pr. Abbas Vali de l'université de Bogazici a confirmé que « Le PYD était content de l'intervention de la Russie en Syrie. Une alliance entre le PYD et la Russie est inévitable. Le bombardement par la Russie de groupes islamistes radicaux sur le terrain aura un énorme impact sur les opérations du PYD ».

Par conséquent, peu importe dans quelle direction nous regardons, la Turquie et la Russie sont sur une grave trajectoire de collision en Syrie. Moscou soutiendra sans aucune retenue les Kurdes syriens alors qu'ils avanceront pour relier entre eux les trois principaux cantons kurdes dans le nord de la Syrie, dans un Rojava unifié.

Quant à la « stratégie » de Washington, elle se réduit maintenant à la nécessité d'une nouvelle ligne trouble pour la CIA. Cela pourrait impliquer de rester sur la touche — en fournissant des armes — à regarder les Turkmènes et les Kurdes se castagner, créant ainsi une ouverture pour que l'armée turque intervienne, et que les forces aériennes russes l'en empêchent, avec la garantie d'un fracas infernal.

Il reste le fait que le Sultan Erdogan a sérieusement besoin d'une nouvelle ligne trouble sécurisée par la CIA pour armer non seulement sa cinquième colonne turkmène mais également les Tchétchènes, les Ouzbeks et les Ouïgours. Et Bilal Erdogan, alias Erdogan Mini Me, a désespérément besoin de nouvelles routes de contrebande de pétrole et de deux ou trois nouveaux bateaux-citernes ; la Russie surveille tous leurs mouvements. La dernière information lancée par le Ministère russe de la Défense a fait l'effet d'une éruption volcanique : la mafia familiale des Erdogan a été qualifiée de « criminels », avec Moscou n'ayant présenté qu'un amuse-gueule de toutes les preuves que les Russes ont en stock.

Nous avons donc la ligne trouble afghane de l'héroïne. Le racket pétrolier libyen (à présent terminé). La ligne trouble ukrainienne fasciste. Le commerce du pétrole syrien volé. Les lignes troubles de la Syrie septentrionale. Appelons-les « ACEN » : Activités Commerciales Exceptionnalistes Non-réglementées. Qu'y aurait-t-il de mal à cela ? Il n'y a pas de meilleur business que le business de la guerre

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Copyright 2015 Pepe Escobar/[JFG-QuestionsCritiques]

Notes du traducteur :
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[1] L'homme d'affaires Tony Hayward (Anthony Bryan Hayward) fut le Directeur général de la compagnie pétrolière BP. Nommé à ce poste en mai 2007, il dut démissionner en juillet 2010 à la suite de l'affaire « Deep Horizon », lorsqu'une plate-forme pétrolière de la compagnie explosa dans le Golfe du Mexique, provoquant une gigantesque marée noire. En 2011, Hayward a été engagé par Glencore International, la plus grosse entreprise mondiale de courtage des matières premières, basée en Suisse, dont il deviendra le Président en 2014. Par ailleurs, l'entreprise de capital-risque de Hayward, Vallares, a fusionné en septembre 2011 avec la pétrolière turque Genel Energy (voir note [2]).

[2] Genel Energy est une compagnie pétrolière immatriculée à Jersey et dont le siège se trouve en Turquie. Elle mène ses explorations et ses opérations de production pétrolières dans le Kurdistan irakien, et projette d'étendre ses activités au Moyen-Orient et à l'Afrique du Nord. Genel Energy a été créée en 2011 à la suite d'une fusion-acquisition de l'entreprise turque Genel Enerji menée par Tony Hayward et sa société Vallares.

[3] Academi est une société militaire privée dont le siège se trouve au Etats-Unis. Elle a notamment opéré en Irak et en Afghanistan. Auparavant connue sous le nom de Blackwater Worldwide (à l'origine, Blackwater USA), elle a adopté le nom de Xe en février 2009, puis s'est rebaptisée sous le nom d'Academi en 2011, après le démantèlement du groupe Xe. Elle opère en Ukraine via l'une de ses filiales, Greystone Limited. Elle aurait en ce moment même des mercenaires présents sur le sol syrien.


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