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"Les enfants n'auront pas les sous-titres chrétiens, mais les incroyants devraient garder un sac en papier à portée de main pour pouvoir vomir durant le nouveau film à grand spectacle de Disney."

     Narnia représente tout ce qu'il y a de plus haïssable dans la religion
    Par Polly Toynbee
The Guardian , lundi 5 décembre 2005

Le lion Aslan secoue sa crinière imposante et rugit dans tout Narnia et à travers l'éternité. Le Christ est ressuscité ! Toutefois, de nos jours, peu d'enfants saisiront le message. "Le Lion, la Sorcière Blanche et l'Armoire Magique" sort cette semaine pour ré-enfiler le manteau laissé vide par le Seigneur des Anneaux. Les sept livres pour enfants de CS Lewis, Le Monde de Narnia (The Chronicles of Narnia), seront désormais avec nous, et pour pas mal de Noëls à venir. Seul, Harry Potter a vendu plus que les 85 millions de copies de ces livres très appréciés.

Comme il est pratique que des sagas fatastiques se suivent l'une après l'autre, malgré les différences de taille entre les écrits et les mots magiques de ces deux vieux professeurs de l'université d'Oxford ! Ce fut JRR Tolkien qui convertit CS Lewis au christianisme lors d'une longue discussion nocturne qui se termina dans la révélation à l'aube. Narnia est un étrange mélange de magie, de mythe et de christianisme. Par moments, ce conte est brillamment fantastique et plein d'imagination, à d'autres (l'allégorie minable), il est à se taper la tête contre les murs ou à vomir, au choix.

Ce nouveau film des studios Disney est une représentation fidèle du livre - fidèle pour deux raisons. Il est magnifique à regarder et merveilleusement interprété. Les quatre enfants anglais et leur monde sont tous authentiquement l'Angleterre d'autrefois de CS Lewis. Mais dès la scène d'ouverture du bombardement de leur maison lors du Blitz et de l'évacuation mélodramatique de leur mère dans un train à vapeur (immaculé), il y a dans ce film un relent émotionnel qui touche la corde sensible dès les premières images. Quand il se termine, on se sent profondément manipulé, comme Disney le fait généralement. Mais alors, d'une façon qui colle parfaitement à la pression émotionnelle que ce livre a exercée sur les croyants.

Disney fait délibérément la promotion de ce film auprès des religieux - il a choisit Outreach, un éditeur évangélique, pour faire la promotion dans les églises britanniques du message chrétien qui se cache derrière ce film. La radio chrétienne Premier préconise aux églises d'organiser des services sur le thème de l'Evangile Selon Narnia. Même les Méthodistes ont écrit un service spécial sur le thème de Narnia. Et une paroisse du Kent distribue actuellement aux familles monoparentales pour £10.000 (15.000 €) de tickets pour voir le film. (Les enfants de mères célibataires ont-ils un besoin particulier de recevoir la bonne parole ?)

Les "born-agains" américains se servent de ce film. La Mission America Coalition "invite les ministres du culte de tout le pays à prendre en considération la formidable opportunité que représente la sortie de ce film". Le frère du président, Jeb Bush, le gouverneur de la Floride, met actuellement en place un projet pour que tous les enfants de l'état lisent ce livre. Walden Media, coproducteur du film, offre "un programme de 17 semaines à des enfants pour étudier la Bible de Narnia". Le propriétaire de Walden Media est à la fois un gros donateur républicain et un donateur pour la promotion du livre du gouverneur de Floride - une synergie claire entre le produit, la politique et la religion. Cela a causé une levée de boucliers de la part des "Américains Unis pour la Séparation de l'Eglise et de l'Etat", qui se plaignent de ce que "l'approbation par le gouvernement du message religieux contenu dans ce livre viole le Premier Amendement de la Constitution Américaine".

Il se pourrait que Disney finisse par regretter cette alliance avec les Chrétiens. Du moins, de ce côté-ci de l'Atlantique. Malgré tout l'enthousiasme des églises, la Passion du Christ de Mel Gibson a fait un flop en Grande-Bretagne et les entrepôts sont remplis de DVD invendus de ce film à soulever le cœur. Il a trop peu de Chrétiens pratiquants sur les prie-Dieu vides de cette nation très laïque pour remplir les cinémas. C'est pourquoi il y a eu ici une ambivalence à vomir sur la manière de vendre le film. Son réalisateur, Andrew Adamson (célèbre pour sa réalisation de Shrek), dit que les thèmes chrétiens du film sont "ouverts à l'interprétation des spectateurs". Un CD de la bande originale est sorti avec de la musique religieuse, l'autre, avec de la musique pop, tout ce qu'il y a de plus laïque.

La plupart des enfants britanniques seront étanches à tout message au-delà de la bonne vieille lutte mythique entre le bien et le mal. La grande partie de ce conte de fée marche aussi bien que toute saga scandinave, légende païenne ou conte fantastique moderne. Donc, dans le lion, seule une minorité familière avec l'iconographie chrétienne y verra Jésus. Après tout, 43% des Britanniques (selon un sondage récent) ne savent pas ce que les Pâques célèbrent. Parmi les jeunes - à l'exception de ceux qui sont dans des écoles religieuses - ce chiffre doit être considérablement plus élevé. Demandez aux galeries d'art : comme les gens ne savent plus ce qu' "agonie dans le jardin", "déposition", "transfiguration" ou "ascension" veulent dire, l'histoire de chaque peinture religieuse doit être minutieusement rapportée sur la légende. Il s'agit peut être d'une ignorance culturelle regrettable, mais cela veut dire que pour la plupart des spectateurs Aslan restera simplement un lion.

De la même manière, les enfants pourront s'interroger à propos du lion et poser des questions embarrassantes. Pour ceux qui ne sont pas des fans de CS Lewis, voici le résumé :

Les quatre enfants entrent dans Narnia par une armoire magique et se retrouvent dans un pays condamné à "l'hiver perpétuel, et sans Noël" par la sorcière blanche (jouée avec une force élémentaire par Tilda Swinton). Edmond, le cadet malheureux, qui en veut à son grand frère de le mener par le bout du nez, ressasse sa souffrance et sa méchanceté. Le diable, qui a pris la forme de la sorcière, le tente : pour le prix de quelques morceaux de loukoums, plutôt que 30 pièces d'argent, Edmond trahit ses frères et sœurs et ses amis de Narnia.

Les pêchés de ce "fils d'Adam" ne peuvent être rachetés que par le sacrifice suprême d'Aslan. Ce Christ-lion sacrifie de son plein gré sa vie, se laissant attacher, rouer de coups et humilier par la sorcière blanche, laissant sa crinière dorée être coupée et se laissant lui-même massacrer sur la table de sacrifice en pierre : il sombre dans une agonie de compassion et son corps s'éteint. Les deux fillettes, Madeleine et Marie, prennent leurs têtes dans leurs mains et se mettent à pleurer. Soyez prévenus, ce film s'étend longuement et avec amour sur tout ceci !

Mais pour l'instant, tout va bien. L'histoire a un sens. Le lion qui échange sa vie pour Edmond est la sorte de chose dont sont faites les légendes du roi Arthur. Les vrais chevaliers et les héros dans les camps de prisonniers le font tout le temps. Mais de quoi s'agit-il ? Après une longue nuit noire d'errance de l'âme et les pleurs des fillettes, le lion est soudainement à nouveau en vie. Pourquoi ? Comment ? m'ont demandé mes enfants. Et bien, il est difficile de dire pourquoi. Cela n'a pas plus de sens dans le conte de CS Lewis que dans les évangiles. Ah ! explique Aslan, c'est la "magie profonde", où le sacrifice fondamental arrive seul à vaincre la mort.

De tous les éléments du christianisme, le plus répugnant est la notion du Christ prenant sur lui tous nos pêchés et qui sacrifie son corps dans l'agonie pour sauver nos âmes. Est-ce qu'on le lui avait demandé ? Le pauvre enfant Edmond, que l'on rend responsable de tout, doit porter sur lui tout le poids de la culpabilité que seuls les Chrétiens savent comment infliger, avec un couteau qui tourne dans la plaie du cœur. Les bonnes sœurs avaient l'habitude de dire à ma mère que chacune de ces épines est plantée dans la sainte tête de Jésus à chaque fois que tu ne mange pas tes légumes ou que tu ne fais pas tes prières quand on te le demande. Donc, Aslan-le-ressuscité assène à Edmond une longue réprimande à lui décoller les tympans et qui lui change la vie. Lorsque le pauvre garçon redescend avec le souffle du lion sacré sur lui, il est transformé de manière méconnaissable en frère obéissant, qui a vraiment et sincèrement expié.

Tolkien détestait Narnia : les deux profs d'université ont peut-être partagé le même amour pour la puissance féodale inconditionnelle, avec des mondes constitués d'une plèbe obéissante et de gens inférieurs prêts à se mettre à genoux lorsque passe une personne blanche de rang supérieur - même des enfants. Leurs mondes fantastiques ainsi que leur chrétienté, assument que la hiérarchie rigide du pouvoir - le seigneur des seigneurs, le roi des rois, le prince de la paix, soit vénérée et adorée. Mais Tolkien n'aimait pas la chaire brutale de Lewis.

Au fil des ans, d'autres ont eu des doutes désagréables sur la conception du christianisme de Narnia. Le Christ ne devrait certainement pas être représenté en lion (ne serait-ce qu'avec la voix grandiloquente de Liam Neeson [pour la version originale]). Il était l'agneau, représentant l'humilité de la terre, faible, pauvre et refusant le combat. Philip Pullman - celui de la trilogie merveilleusement profane "À la Croisée des Mondes" - a dit de Narnia que c'est "l'une des choses les plus laides et empoisonnées que j'ai jamais lue".

Pourquoi ? Parce qu'ici, à Narnia, se trouve le parfait Christianisme républicain musclé pour l'Amérique - ce courant néo-fasciste pervers et mensonger qui pense que la puissance est la preuve du bien. Un jour, j'ai écouté le célèbre prêcheur Norman Vincent Peel à New York exposer un sermon qui rassurait sa riche congrégation en lui disant qu'ils avaient été faits riches par Dieu parce qu'ils le méritaient. La piété engendre des récompenses terrestres parce que Dieu est du côté des forts. Il semble que ce soit aussi le point de vue de CS Lewis. Dans la bataille qui se déroule à la fin du film, visuellement digne d'un grand spectacle, les enfants-croisés sont couronnés rois et reines sans raison particulière. Intellectuellement, le pauvre n'hérite pas de la terre de Lewis.

Est-ce que tout cela a la moindre importance ? Pas vraiment. La plupart des enfants ne s'en rendront jamais compte. Mais les adultes qui font la grimace aux pires éléments de croyance chrétienne peuvent avoir besoin d'un sac à papier à portée de main pour vomir pendant les scènes les plus bigotes. Le critique du Guardian, Peter Bradshaw attribue cinq étoiles à ce film et déclare : "Personne n'a besoin de faire toute une histoire à propos de cette allégorie chrétienne". Et bien, voici l'histoire que j'en fais.

Lewis a déclaré qu'il espérait que ce livre adoucira les réflexes religieux et "rende plus facile pour les enfants d'accepter le christianisme lorsqu'ils le rencontreront plus tard dans la vie". La sainteté asperge l'ensemble de ces Chroniques [The Chronicles of Narnia est le titre original du film]. Lorsque dans le livre, les enfants entendent pour la première fois quelqu'un dire, mystérieusement, "Aslan est en marche", il écrit : "Alors, une chose très curieuse arrive. Aucuns des enfants ne savaient, pas plus que vous, qui était Aslan ; mais au moment où le Castor dit ces mots, tout le monde se sent assez différent. Il est possible que cela vous soit arrivé en rêve que quelqu'un dise quelque chose que vous ne comprenez pas, mais dans le rêve, c'est comme si cela avait une énorme signification …" Ainsi, Lewis invente ses rêves pour envahir les esprits des enfants d'une iconographie chrétienne qui est en partie conte de fée, merveille et joie - mais très chargée de culpabilité, de reproches et de souffrance noircis de sadisme émotionnel.

Les enfants sont censés tomber amoureux de l'hypnotique Aslan, bien qu'il ne soit pas une personne : il est une puissance pure, brute et redoutable. Il est l'emblème de tout ce qu'un athée objecte dans la religion. Sa présence divine est un moyen d'éviter que les humains ne prennent de responsabilité pour quoi que ce soit ici-bas et maintenant sur la terre, où personne ne regarde, personne ne guide, personne ne juge et il y a un autre monde à venir. Sans Aslan, il n'y a personne d'autre ici que nous-même pour endurer nos pêchés, personne que nous-mêmes pour nous racheter : nous sommes obligés de régler nos propres querelles et de faire ce que nous pouvons. Nous n'avons pas besoin d'un livre saint pour nous guider, seulement d'une boussole morale tout ce qu'il y a d'humaine. Tout le monde a besoin de fantômes, d'esprits, de créatures merveilleuses et de fantaisies poétiques, mais nous pouvons très bien nous passer d'Aslan.

· Le Monde de Narnia: chapitre I : Le Lion, la Sorcière blanche et l'Armoire magique sort sur les écrans ce jeudi [en Grande-Bretagne et le mercredi 21 décembre sur les écrans français].

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon