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Interview exclusive : Oussama Hamdan

Parlez au Hamas !

Par Alastair Crooke


Prospect, juin 2006


Le responsable du Hamas Oussama Hamdan nous explique comment la pression des Etats-Unis rend difficile de gouverner. Mais son organisation, si elle arrive à rester dans les rails, s'est fixée pour but de changer le visage de l'islamisme, et ensuite, du Proche-Orient.

Il n'y a pratiquement personne pour croire que mettre les Palestiniens à la "diète" les rendra plus modérés ou aidera à la reprise d'un processus politique avec Israël. La diète — un terme forgé par le chef d'état-major d'Ariel Sharon, Dov Weisglas — se réfère à la politique des Etats-Unis et de l'UE consistant à essayer d'isoler le gouvernement du Hamas, à la fois politiquement et financièrement, afin qu'il ne puisse pas payer les salaires des fonctionnaires, ni faire fonctionner le gouvernement.

Cette pression est destinée à ne donner au nouveau gouvernement aucune autre option que celle d'accéder aux trois exigences des Etats-Unis et de l'UE : la reconnaissance d'Israël, la renonciation à toute violence et l'acceptation de tous les accords passés remontant aux Accords d'Oslo signés par feu Yasser Arafat, le dirigeant du mouvement rival du Hamas, le Fatah.

En privé, la plupart des responsables européens doutent que cette politique marche. Mais ils se sentent piégés à adopter une position dont ils ne peuvent s'échapper par manque de leadership ou d'énergie. D'autre part, la paralysie causée par les divisions européennes à propos de l'Irak hante toujours Bruxelles dans tous les domaines qui font courir le risque d'une cassure avec les Etats-Unis.

Toutefois, certains très hauts responsables américains font clairement comprendre que les Etats-Unis sont en fait moins intéressés par la transformation du Hamas vers la non-violence qu'ils le sont par l'échec et l'effondrement du gouvernement dirigé par ce même Hamas. Les diplomates américains ont dit à leurs homologues européens que "les Palestiniens doivent souffrir de leur choix" (avoir élu le Hamas). Ils aimeraient voir le Fatah retourner au pouvoir, mais plutôt conduit par quelqu'un du genre de Salaam Fayad, un ancien ministre palestinien des finances et haut-fonctionnaire à la Banque Mondiale, occidentalisé.

Pour parvenir à cette fin, les Etats-Unis cherchent à construire une milice de 3.500 hommes autour de la présidence palestinienne de Mahmoud Abbas. Cela permettrait d'accroître le personnel de la présidence et de canaliser à travers la présidence un maximum de dépenses et de travail qui incombe au gouvernement. L'objectif des Etats-Unis est de créer un gouvernement fantôme centré autour du président et de son parti, le Fatah, qui serait le contrepoint à un gouvernement dirigé par le Hamas, financièrement asséché. Les responsables américains espèrent ainsi que ce dernier s'avèrera inefficace et qu'il se flétrira. Des hauts-fonctionnaires du cabinet de Dick Cheney parlent ouvertement avec ceux du Fatah qui leur rendent visite sur les avantages de monter un "coup d'Etat léger" qui restaurera le pouvoir au Fatah, plus malléable, sur le dos de la crise humanitaire.

À Beyrouth, début mai, j'ai conversé avec Oussama Hamdan, le représentant en chef du Hamas au Liban et membre prédominant du comité politique du Hamas, sur la situation à laquelle son organisation fait face : "Avant même que les Etats-Unis ou l'Europe aient le temps de nous juger sur nos actions, les Américains ont commencé à faire pression pour établir un siège", a-t-il dit. "Au départ, le nouveau gouvernement a bien avancé dans sa recherche d'un financement de remplacement par les Etats islamiques et arabes, mais par la suite, une pression énorme des Etats-Unis s'est exercée sur le système bancaire arabe afin de bloquer tout transfert de fonds provenant de ces pays par l'intermédiaire du système bancaire vers toute banque en Palestine. Les gens vont souffrir. De plus, Israël retient les revenus palestiniens des taxes, qui se montent à quelques 60 millions de dollars par mois, et restreint les passages aux frontières. Ces actions mettent en danger la survie même de l'économie intérieure palestinienne".

Hamdan a expliqué que le gouvernement savait que le secteur public obèse avait besoin d'être dégraissé et la corruption éliminée — deux mesures qui auraient réduit le budget de manière significative. Le Hamas, a-t-il fait remarquer, avait déjà proposé à l'UE la transparence sur toutes les dépenses du gouvernement et exprimé sa volonté de soumettre ses comptes à un audit indépendant. Les Palestiniens, de son point de vue, devaient développer leur autosuffisance, à la fois sur le plan économique et dans la recherche d'une solution à la création d'un Etat Palestinien. Le problème, a-t-il dit, est comment passer d'une dépendance lourde du financement européen à une plus grande autosuffisance sans créer plus de chômage parmi les 160.000 employés de l'Autorité Palestinienne, dont pas un n'a été payé depuis deux mois. Environ un quart de la population palestinienne, forte de 3,9 millions d'habitants, dépend directement ou indirectement des gouvernements arabes. Mais le gouvernement ne peut pas non plus se diriger vers une plus grande autosuffisance sans combler, du moins en partie, son financement.

Selon les tendances actuelles, la Banque Mondiale prévoit que d'ici la fin de l'année, 67% des palestiniens des territoires vivront dans la pauvreté (moins de $2 [1,60 €] par jour selon les critères internationaux) — alors qu'ils étaient 44% dans ce cas en 2005. La première priorité du Hamas est de payer les salaires des employés du gouvernement, mais il s'est aussi tourné vers les Etats arabes pour financer des projets, tels que la construction de logements sociaux à Gaza, qui pourraient absorber les travailleurs en surnombre du secteur public. Le problème [du Hamas] est, bien qu'il ait obtenu des promesses de financement alternatif de la part de sources islamiques, qu'il ne peut trouver aucune banque désireuse de s'occuper de ces transferts par crainte de représailles judiciaires de la part du trésor étasunien.

Le 10 mai, le "quartette " (les USA, l'UE, l'ONU et la Russie) a accepté de fournir une aide d'urgence limitée au gouvernement du Hamas, aide qui doit être canalisée par l'intermédiaire d'un mécanisme que l'UE a accepté d'élaborer. Bien que cette initiative ait été bien accueillie par les Palestiniens, elle a peu de chance de faire plus que maintenir aux abois l'effondrement institutionnel. Cela ne résoudra pas l'incapacité du Hamas à transférer les fonds que le gouvernement a levé auprès des Etats arabes et islamiques. Cela canalisera aussi l'aide via la présidence tenue par le Fatah, plutôt que par le ministère des finances dirigé par le Hamas, perpétuant ainsi les tensions entre rivaux.

À l'origine, les Etats-Unis et l'UE soutenaient qu'ils avaient le devoir moral de s'assurer qu'aucuns fonds de leurs propres contribuables ne seraient versés à un gouvernement qu'ils classent comme "terroriste". À présent, il semble que cet argument se soit étendu aux capitaux provenant de Bahreïn et du Qatar. Mais les Etats-Unis et l'Union Européenne ont-ils bien réfléchi aux conséquences d'un effondrement des institutions palestiniennes ?

Hamdan ne craint pas que cette crise puisse retourner l'opinion palestinienne contre le Hamas. Des sondages récents ont montré que la popularité de ce mouvement s'est accrue de 5% depuis les élections de janvier et que celle du Fatah a glissé [pendant la même période] de 3%. Voici ce qu'a dit Hamdan : "Les gens savent que ce n'est pas le Hamas qui travaille contre eux, que cette pression vient d'Israël et des Etats-Unis. De la même manière, ils comprennent le rôle qui est joué par une minorité de Palestiniens qui n'acceptent pas la réalité du changement à travers le processus démocratique".

Cette crise a créé une charge de travail sans précédent pour la direction extérieure [du Hamas] qui se retrouve avec peu de temps pour réfléchir à une stratégie à long terme. Le comité politique, basé à Beyrouth pour des raisons de sécurité, reste responsable de la politique générale, avec le cabinet à Ramallah qui bénéficie d'une autonomie raisonnablement large à l'intérieur des directives établies par le comité et la plate-forme électorale. Les tensions initiales entre le comité et le cabinet semblent être passées, mais il ne serait pas surprenant qu'elles ressurgissent.

Désormais, l'accent est mis sur la survie. Hamdan décrit pourquoi la politique étasunienne, consistant à canaliser l'aide vers Abbas seul, est si dommageable : "Essayer de créer un gouvernement parallèle menace de saper les institutions palestiniennes. Un échec ici pourrait mettre à mal toute la situation. Personne ne saura lequel est le véritable gouvernement — chaque partie accusant l'autre. Il n'y aura pas un côté palestinien, seulement deux côtés rivaux. L'impact de ce conflit interne ne s'arrêtera pas à la Palestine — il affectera toute la région".

Les cyniques peuvent suggérer qu'Israël n'ait rien à perdre avec un conflit entre Palestiniens. En pratique, cependant, parce qu'ils pensent que le Fatah est fragmenté en fiefs personnels, de nombreux responsables israéliens ne semblent pas très chauds sur l'objectif jusqu'au-boutiste des Etats-Unis d'essayer de remettre le Fatah au pouvoir. Ce n'est pas la première fois que nous voyons les Etats-Unis être plus israéliens que les Israéliens.

Le président palestinien et certains dirigeants du Fatah sont affairés à plaider auprès d'Israël la perspective d'une négociation "éclair" de six mois sur tout statut définitif en relation avec un Etat palestinien. L'issue serait soumise à référendum auprès des Palestiniens, passant effectivement par-dessus le Hamas et le gouvernement. Le Président Abbas est convaincu que la "majorité favorable à la paix" parmi les Palestiniens le soutiendrait de tout son cœur.

Mais il semble que les Israéliens ne soient pas convaincus qu'Abbas, qu'ils considèrent comme un faible, puisse donner satisfaction sur tout accord. Ils sont moins sûrs qu'Abbas que les Palestiniens soutiendraient toute offre qu'Israël pourrait lui proposer. Vraiment, les Israéliens ne sont pas du tout convaincus qu'ils veulent un partenaire palestinien. L'humeur publique est à l'unilatéralisme. Le nouveau Premier ministre, Ehud Olmert, aura assez de difficultés pour persuader ses collègues de sa coalition — surtout le parti Shas, le parti orthodoxe juif — de procéder à un retrait unilatéral. Le désir de pourparlers sur un statut final est très mince et l'enthousiasme populaire sur le plan d'Olmert de finaliser les frontières d'Israël sur le dos d'un retrait partiel de Cisjordanie n'est guère plus visible. De nombreux Israéliens sentent que même si les Etats-Unis soutenaient un retrait partiel vers une "frontière définitive", une telle déclaration n'aurait aucune réelle légitimité. Ils s'attendent à ce que le monde dans son ensemble rejète cela.

Après le retrait de Gaza l'année dernière, j'ai parlé à un certain nombre de correspondants politiques israéliens chevronnés. Ils étaient attristés qu'après le traumatisme du déracinement des implantations, rien ne semblait s'être amélioré : il y avait toujours de la violence à Gaza, des fusées Qassam atterrissaient en Israël et les Palestiniens ne semblaient plus prêts à acquiescer aux objectifs d'un Etat palestinien limité. Ces commentateurs étaient sceptiques qu'un retrait limité de la Cisjordanie transformeraient réellement la position stratégique de leur pays.

Cependant, il semble que le nouveau gouvernement israélien tendra vers un retrait partiel de Cisjordanie, du moins pour l'instant. Et pour cela, Israël préfère le Hamas au Fatah. S'engager avec le Président Abbas mettrait à mal l'affirmation selon laquelle l'unilatéralisme est nécessaire "parce qu'il n'y a pas de partenaire palestinien". Au contraire du Fatah, le Hamas ne veut pas négocier sur une solution partielle et peut être classé de manière crédible comme "un non-partenaire". En conséquence, certains Israéliens perçoivent que le Hamas partage un intérêt commun dans un retrait israélien, qui pourrait conduire à quelques "compréhensions". Et comme Israël le sait, le Hamas comptabilise tous les départs Israéliens de la terre palestinienne comme une victoire, surtout s'il n'y a pas de quiproquo.

Cette perspective laisserait le Hamas se concentrer sur l'année à venir — voire la suivante — sur son objectif central consistant à apporter un gouvernement compétent aux Palestiniens. Oussama Hamdan a souligné l'importance d'amener la loi et l'ordre aux Palestiniens et, en particulier, de résoudre les clashs entre les factions rivales du Hamas et du Fatah : "Ismail Haniyeh [le Premier ministre palestinien] a commencé à y travailler... il y a de bons signes qu'il réussira à sécuriser la situation intérieure. Certains autres groupes, tels les comités de résistance populaire, ont commencé à travailler directement avec le ministre de l'intérieur et un nouveau coordinateur pour la sécurité, qui est très populaire et qui dispose d'un large soutien parmi toutes les factions, a été nommé"

Selon Hamdan, les autres priorités du Hamas sont de réformer les services de sécurité, de créer une surveillance judiciaire efficace des agences de sécurité et, par-dessus tout, de rendre le parlement responsable du contrôle et d'en faire l'instrument de contrôle de toutes les institutions palestiniennes et les ministères palestiniens. Le Hamas n'a participé à aucune attaque directe en Israël depuis fin 2003 ; son aile militaire s'est concentrée à la place sur des cibles à l'intérieur des Territoires Occupés. Depuis plus d'un an, le Hamas a observé une désescalade unilatérale (ou tadiya). L'attaque suicide de Tel-Aviv en avril qui conduisit à la mort de 11 Israéliens a été montée par le Djihad Islamique en représailles à l'assassinat antérieur de plusieurs de ses dirigeants. Dans une réponse qui a été largement critiquée, le porte-parole du Hamas a refusé de condamner le Djihad Islamique, décourageant toute tentative européenne tâtant le terrain vers un engagement. Mais le Hamas voulait signaler clairement qu'il ne serait pas le gendarme d'Israël dans les Territoires. Il avait appris de l'expérience du Fatah que condamner publiquement de telles attaques revenait à inviter les Etats-Unis et Israël à faire pression pour arrêter les membres du Djihad Islamique, quelque chose que le Hamas n'était pas prêt à faire, étant donné le risque d'être débordé par un plus grand nombre de groupes d'activistes. Le Hamas sait aussi que s'il commence à arrêter les Palestiniens, Israël enverra des listes de Palestiniens supplémentaires à arrêter. Ces listes, qui furent envoyées à Arafat dès qu'il prit ses fonctions en 1993, se sont avérées très corrosives pour la crédibilité et la légitimité du Fatah. Le langage qu'a utilisé le Hamas, n'était toutefois pas bien choisi. Il se peut qu'Israël ait compris le signal, mais cela a été dommageable à l'extérieur.

Le Hamas et le Fatah représentent deux traditions très différentes de la pensée musulmane. Le Fatah s'est tourné vers la communauté internationale pour aider à équilibrer la relation asymétrique avec Israël. L'approche islamiste du Hamas, quant à elle, compte sur les ressources internes de ses électeurs pour sa détermination à persévérer. Mais contrairement au point de vue largement répandu, le Hamas ne croit pas qu'il faille imposer la Charia [la loi islamique] aux Palestiniens ou à qui que ce soit d'autre. Cela a été dit publiquement. Le Hamas ne cherche pas à construire un Etat islamique "directif" qui impose les normes du comportement islamique dans un pays où ne vivent pas que de "vrais" Musulmans. Il privilégie l'objectif d'un Etat peuplé de Musulmans croyants, dont les priorités librement choisies colorient la société du bas.

Si les Musulmans jugent que le Hamas a réussi, cette approche changera la face de l'Islamisme. Elle fera plus que toute autre initiative pour éloigner le balancier des groupes révolutionnaires, dont l'objectif est de radicaliser et d'imposer des structures islamiques strictes. Enfin, l'engagement vers la réforme plaira à l'opinion publique de toute la région. C'est cela qui représente la nature révolutionnaire de la victoire électorale du Hamas et qui explique l'antagonisme de dirigeants comme Moubarak (le président de l'Egypte) ou le Roi Abdallah de Jordanie, qui ne peuvent voir ces implications que trop clairement.

Il semble probable que le Hamas continuera de refuser de reconnaître Israël — du moins jusqu'à ce que la forme définitive d'un accord soit claire —, mais il sera pragmatique en signalant qu'il cherche à établir un Etat sur les terres occupées en 1967 et qu'il ne poursuit aucunement la destruction d'Israël. Le dirigeant du Fatah, Marwan Barghouti, et le Cheik Natche du Hamas, tous les deux emprisonnés en Israël, ont signé un accord conjoint indiquant qu'un futur Etat palestinien serait basé sur les seules terres occupées en 1967.

Les politiques occidentales sont en difficulté dans tout le Moyen-Orient. L'Occident répond à cette situation en refusant largement de discuter avec le courant du Moyen-Orient qui se développe le plus vite : Les Islamistes. Mais l'UE devrait tenir compte de ce dit Ephraïm Halevy, l'ancien conseiller d'Ariel Sharon et ancien chef du Mossad. Il a récemment critiqué Israël sur son insistance à ce que le Hamas reconnaisse d'abord l'Etat Hébreu comme condition préalable à toute discussion. L'argument d'Halevy est qu'Israël devrait plutôt reconnaître le Hamas en premier. Il a prédit qu'en agissant ainsi, "nous verrions des choses que nous n'avons pas vues avant" — une allusion apparente à des pourparlers entre Israël et le Hamas.
Ce serait un bon départ !




Traduit de l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]