Le choix: Une Europe forte ou le capitalisme américain sauvage de Bush Par Robin Cook
The Guardian, vendredi 29 octobre 2004
"La gauche peut adopter la constitution : elle consacre le modèle social européen. "
Aujourd'hui, à Rome, les premiers ministres des 25 nations européennes se sont réunis pour s'engager vers une constitution commune et à respecter les mêmes normes relatives aux droits de l'homme et aux valeurs démocratiques.
Faisons une pause pour contempler la remarquable transformation de la politique européenne qui a rendu cet événement possible. La plupart des pays assis ensemble dans cette même chambre du conseil se sont faits la guerre les uns les autres, dans un passé dont on se souvient encore, ainsi qu'à de nombreuses reprises au cours du siècle qui l'a précédé. Un tiers des états qui ont approuvé cette nouvelle charte sur les droits fondamentaux étaient, il n'y a encore qu'une génération, des satellites de l'Union Soviétique et ils contestaient à la fois les droits individuels et l'autodétermination nationale.
Deux autres pays furent les victimes des dernières dictatures d'Europe, et un autre tiers était dirigé par une junte militaire. L'évolution de notre continent vers un partenariat de nations qui garantit les droits de l'homme et bannit la guerre est un accomplissement extraordinaire, que les générations précédentes auraient considéré avec envie.
Pourtant combien de voix s'élèveront en Grande-Bretagne pour saluer le triomphe de cet événement ? Tout murmure émanant d'une âme brave exprimant qu'il peut y avoir quelque chose de positif à dire sur une Europe de paix et de démocratie, sera couvert par le chahut à plein volume du Daily Mail, de la presse de Murdoch et du Telegraph post-Hollinger. Le Mail a qualifié la constitution européenne de plus grande menace à laquelle nous seront confrontés pour les mille ans à venir. Il faut un sacré degré de perversité pour considérer une charte des droits de l'homme comme une plus grande menace pour notre pays que la Conquête normande, l'Armada espagnole ou le Blitz de Londres.
Mais leur attirance pour un millénaire qui appartient au passé révèle ce qui motive leur résistance à l'intégration européenne - une nostalgie déplacée pour le monde archaïque des nations indépendantes. Cette ère a disparu. Nous sommes maintenant devenus tous interdépendants. Les eurosceptiques se plaignent amèrement que le fait d'être membre de l'Union Européenne nous oblige à faire des compromis avec les autres et à renoncer à agir à notre manière, mais ce sont les conditions indispensables de la vie dans un monde interdépendant. En vérité, ce ne sont pas les règles de l'UE que les eurosceptiques n'aiment pas, mais la réalité de ce monde moderne.
Le paradoxe est que la Constitution européenne soit devenue la cible d'attaques de la part de ceux qui se plaignent le plus fort du glissement vers une Europe fédérale. Ils devraient au contraire fêter une constitution qui met une bonne claque au fédéralisme et qui équilibre les pouvoirs entre les états membres. La plus grande innovation dans les institutions européennes sera un président à temps complet du conseil des ministres basé à Bruxelles, au lieu d'une présidence tournante tous les six mois entre les premiers ministres, et basée dans une capitale éloignée de leur pays. Le nouvel animal dans la jungle de Bruxelles apportera un changement dans l'initiative, loin de la commission et du conseil qui représente les états membres. Dans le jargon de Bruxelles, la future direction de l'UE sera moins supranationale et plus intergouvernementale.
C'est cette sorte de langage abscons qui a aidé à créer les barrières entre le projet européen et les gens qu'il est censé servir. Les électorats, à travers le continent, n'ont pas l'impression qu'ils sont les véritables propriétaires de l'UE, et ce que l'on a vu ce soir aux infos télévisées ne peut que conforter leur suspicion selon laquelle celle-ci est en fait la propriété de politiciens de haut rang qui se rencontrent dans des endroits luxueux. Il faut que les dirigeants européens passent moins de temps à discuter des règles sous lesquelles ils se rencontrent, et qu'ils mettent beaucoup plus d'énergie pour convaincre leurs électeurs que ces rencontres sont dans leurs intérêts.
Organiser un référendum sur la Constitution Européenne n'est pas nécessairement la façon la plus intelligente de s'atteler à cette tâche. Cela fait courir le risque de confirmer le stéréotype selon lequel l'UE serait un organisme lointain dont le premier but est d'accoucher de textes trop longs plutôt que d'une organisation valable dédiée à la promotion du commerce et des emplois, à la protection de l'environnement et à l'élévation des normes relatives aux droits des salariés.
Cependant, la défaite du référendum constituerait un revers terrible dans la longue marche pour persuader la Grande-Bretagne de se sentir à l'aise à sa place autour de la table européenne. La majeure partie de la constitution n'est pas nouvelle du tout. Les trois quarts de celle-ci sont en fait une consolidation des traités européens qui ont été signés sur plus d'un demi siècle. Votez non à la constitution européenne et vous rejetterez tout ce sur quoi nous nous sommes engagés pendant toute une génération. L'attaque du Mail a mis l'accent sur la clause selon laquelle la loi européenne a la primauté sur la législation nationale, mais cela a été la règle depuis que nous avons rejoint [l'Europe] en 1975. Si la Grande-Bretagne vote non sur ces bases, alors nous rejetterons les fondements mêmes sur lesquels nous sommes devenus membre.
Il est chimérique d'imaginer que nous pourrions quand même continuer avec insouciance d'échanger la grande majorité de nos exportations avec le reste de l'Europe, tandis que nous éviterions toute coopération politique. En disant au continent "Allez vous faire voir, mais continuez à acheter britannique", il est peu probable que cela marche avec nos voisins européens. La tentative de Murdoch de dessiner une Europe des affaires dépouillée de sa dimension sociale ne devrait pas non plus avoir quelque attrait que ce soit pour la gauche britannique.
Cela nous amène à la raison positive qui explique pourquoi la gauche devrait fêter l'adoption de la constitution européenne qui a eu lieu aujourd'hui. L'argument progressiste pour soutenir la constitution est qu'elle exprime les valeurs et les buts du modèle social européen. Elle définit les valeurs de l'Europe comme étant "le respect pour la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l'égalité, la force de la loi et les droits de l'homme". Elle place le plein emploi comme objectif de l'UE et l'engage à "combattre l'exclusion sociale et la discrimination" et à "promouvoir la justice sociale".
Sa charte sur les droits fondamentaux englobe les droits économiques et sociaux, tels que la limitation du temps de travail, le droit syndical et le droit à la sécurité sociale pour les sans emploi. En fait, là où la droite se plaint le plus farouchement sur la constitution est qu'elle consacre explicitement le droit de grève.
L'argument stratégique pour réaffirmer ces valeurs sociales européennes est que pendant ces quatre dernières années elles ont été assiégées par un gouvernement américain qui a montré un zèle évangélique pour refaçonner le monde à l'image du Texas. La leçon que l'on peut tirer du passé récent est que lorsque l'Europe est divisée, son point de vue peut être ignoré et ses valeurs peuvent être sabotées. La gauche, plus que tout autre, devrait soutenir la constitution pour une Europe forte qui peut offrir un partenariat multilatéral en lieu et place de l'unilatéralisme de Bush, et notre modèle social comme alternative à sa vision d'un capitalisme sauvage.
Les Européens ne votent pas dans l'élection présidentielle de ce mardi. Mais nous pouvons au moins voter sur la constitution de ce jour, et si le résultat [des élections] aux Etats-Unis tourne mal, il sera d'autant plus important que nous affirmions notre droit à des valeurs européennes différentes.
Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon