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     L'ascension irrésistible du club des dictateurs
    Par Simon Tisdall
The Guardian, mardi 6 juin 2006

Lorsque Tony Blair a vanté, le mois dernier, dans son discours de Georgetown, le partage de valeurs globales et les institutions polyvalentes, il a peu pris en compte l'ascension de l'Organisation de Coopération de Shanghai (OCS).[1] Peu nombreux sont ceux qui en ont déjà entendu parler. Mais un paradigme, radicalement différent pour l'organisation internationale du 21ème siècle, peu versé sur l'idéalisme et très branché sur l'intérêt personnel réaliste, arrive de l'Est. Les principes "universels" de "liberté, de démocratie et de justice", loués par M. Blair, sont loin d'être sa force motrice.

Fondée par la Chine, l'OCS, qui a cinq ans d'existence, regroupe avec elle les pouvoirs autoritaires de même facture, de la Russie et de quatre républiques d'Asie centrale - le Kazakhstan, le Kirghizstan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan. Le Pakistan, la Mongolie et l'Inde en sont des membres observateurs. Comme l'est aussi l'Iran.

En termes de population, de surface et de ressources, l'OCS est bien plus vaste que l'Otan ou l'UE. Elle éclipse les organisations régionales plus anciennes. Ce n'est pas encore un pacte mutuel de défense mais cela va dans ce sens, au fur et à mesure que les liens militaires sino-russes se resserrent. Sa charte défend la "non-ingérence et le non-alignement" tout en cherchant à créer "un nouvel ordre politique et économique international". David Wall, du programme asiatique de Chatham House,[2] l'appelle "un club pour autocrates et dictateurs".

La prochaine réunion au sommet de l'OCS, qui aura lieu à Shanghai le 15 juin, poursuivra des objectifs de sécurité conjointe, d'énergie et de développement, y compris une coopération renforcée contre le terrorisme, l'extrémisme et le séparatisme islamistes. Pour la Chine, cela signifie un front commun contre les "séparatistes" taiwanais et musulmans. Pour la Russie, cela veut dire solidarité sur la Tchétchénie. Pour leurs homologues d'Ouzbékistan, un an après le massacre d'Andijan, cela signifie qu'aucune question embarrassante sur les violations des droits de l'homme ne doit être posée.

Le président chinois, Hu Jintao, dit que l'OCS représente "un nouveau concept de sécurité" basé sur la confiance et le bénéfice mutuels. "L'expérience a montré que l'OCS est une force importante pour préserver la paix régionale et mondiale", a-t-il déclaré la semaine dernière. Les relations sino-russes, constituant de plus en plus la pierre angulaire de ce groupe, n'ont jamais été meilleures, a-t-il dit. Cela n'excluait personne et ne visait pas de tierces parties.

Vu de Washington, dont les candidatures pour un statut d'observateur ont été refusées, et du Japon, l'allié occidental qui a potentiellement le plus à perdre, cela semble différent. "L'OCS est en train de devenir un bloc rival à l'alliance américaine. Elle ne partage pas nos valeurs. Nous la surveillons de très près", a déclaré un officiel japonais.

La Russie et la Chine sont soupçonnées d'utiliser l'OCS pour exclure les Etats-Unis et ses alliés des marchés énergétiques d'Asie centrale en développement rapide, monopolisant ainsi l'offre. Par exemple, Pékin offre $900m [1,1 Mds €] en prêts privilégiés à ses partenaires d'Asie centrale. À un niveau plus profond ; les stratèges américains y voient une menace qui pourrait produire un jour une nouvelle confrontation du style de la guerre froide opposant des pôles occidentaux et orientaux. Selon certaines analyses, l'OCS est une sorte de pacte de Varsovie renouvelé ; la Russie a déjà été "perdue" ; l'Inde et le Pakistan y votent de manière fluctuante ; et l'Iran en est le joker.

Le voyage du vice-Président Dick Cheney au Kazakhstan, sa critique du "chantage" énergétique russe et le débat de l'année dernière au niveau gouvernemental sur la réparation des relations avec l'Ouzbékistan sont tous des signes d'une contre-offensive américaine. Les Etats-Unis ont été exclus l'année dernière de leur base militaire en Ouzbékistan, à la suite d'une démarche de l'OCS. Avec un œil sur l'Iran, leur désir de regagner leurs installations pourrait être plus fort que leurs inquiétudes sur les droits de l'homme et la démocratie dans la région. Ils ont aussi réglé une dispute avec le Kirghizstan concernant l'utilisation de leur base aérienne de Manas.

Pour sa part, le Japon a accueilli hier à Tokyo les Etats membres d'Asie centrale de l'OCS, discutant d'énergie et de liens en matière de sécurité. Le Japon et les Etats-Unis rappellent tous deux avec ferveur aux Etats d'Asie centrale que, par le passé, le soutien entre la Chine et la Russie pouvait s'émietter.

Cette compétition pourrait être l'une des luttes déterminantes de ce nouveau siècle. Vu de cette frontière mondiale impitoyable entre la realpolitik, l'immobilier et la gouvernance répressive, le barrissement de M. Blair vantant les "valeurs" universelles peut sembler naïf ou inutile - ou simplement hors de propos.

Traduit l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]

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Notes :

[1] Voir: l'Organisation de Coopération de Shanghai (Dossier)

[2] Chatham House = Royal Institute of International Affairs (RIIA) [l'Institut Royal aux Affaires Etrangères], est l'un des principaux organismes de recherche indépendants (libre de tous intérêts gouvernementaux et politique) et d'adhésion, travaillant à promouvoir la compréhension de questions clés internationales tout en conduisant de nombreux programmes de recherches globales.