L'Ouest a besoin de la Turquie Par Simon Tisdall
The Guardian, mardi 2 septembre 2006
Le rejet pur et simple par Nicolas Sarkozy de la candidature de la Turquie à l'UE ne signifie pas que les jeux sont faits pour Ankara. L'ambitieux ministre de l'intérieur français pense qu'il est le successeur naturel de Jacques Chirac. Mais il n'a pas encore été élu président - et ne le sera pas si la probable candidate du centre-gauche, Ségolène Royal, sait s'y prendre au printemps prochain. Il ne dirige pas non plus l'UE.
Tout de même, le point de vue de M. Sarkozy, lorsqu'il s'ajoute à l'attitude hostile de la chancelière allemande, Angela Merkel, et à d'autres dirigeants européens, donne aux Turcs une indication décourageante. "Nous devons approfondir nos liens avec la Turquie sans aller jusqu'à l'adhésion pleine et entière", a-t-il dit à Bruxelles. "Nous devons dire qui est européen et qui ne l'est pas. On ne peut laisser cette question ouverte plus longtemps".
Le positionnement négatif de M. Sarkozy réduit les incitations pour la Turquie de se conformer aux exigences européennes avant le "rapport sur les progrès" du mois prochain par Olli Rehn, le responsable de l'élargissement. Elles incluent l'abolition des lois limitant la liberté d'expression qui donnent lieu à des procès nationalistes à grand spectacle, tels que celui d'Elif Shafak, un auteur à succès accusé "d'insulter la turquitude", qui doit se dérouler à la fin du mois.
Les exigences de l'UE se concentrent aussi sur le traitement de la minorité kurde désavantagée, sur une gestion économique fiable dans le sillage de la crise monétaire de juin et sur Chypre. L'UE a contribué à ce dernier problème en laissant cette île entrer dans l'Union en 2004, sans insister sur le fait que la majorité des Chypriotes grecs accepte le plan de paix de l'Onu. À présent, comme il était prévisible, ces derniers et la Grèce menacent la Turquie de conséquences graves si elle n'ouvre pas ses ports au commerce chypriote grec. Les Chypriotes turcs disent qu'une telle mesure devrait être réciproque - mais leur gouvernement isolé est en désarroi et leur voix a du mal à se faire entendre.
Les sondages d'opinion suggèrent que le fait de snober la Turquie par l'Europe rencontre un impact public plus important. L'étude d'opinion de la semaine dernière conduite par le Fonds Marshall Allemand sur les tendances transatlantiques a découvert que 32% des Européens considéraient l'adhésion de la Turquie à l'UE comme une "mauvaise chose", en progression de 12 points en deux ans. L'opinion turque "s'est rafraîchie vis-à-vis des Etats-Unis et de l'Europe et s'est réchauffée vis-à-vis de l'Iran". Les gouvernements américains et britanniques considèrent depuis longtemps la majorité musulmane de la Turquie comme un pont vers le monde islamique. Mais une telle bonne volonté croissante en direction des "Tyrans de Téhéran" de George Bush pourrait être vue comme un pont qui va trop loin.
Les dirigeants européens ne peuvent que se sentir responsables de telles tendances. Ils écartent la Turquie, alors que l'Ouest n'en a jamais eu autant besoin - un fait admis plus facilement à Washington que dans certaines capitales européennes.
Malgré une opposition forte à l'intérieur, Ankara a accepté la semaine dernière de contribuer jusqu'à hauteur de 1.000 soldats à la force de maintien de la paix de l'Onu au Liban, apportant une teinte musulmane à l'effort essentiellement européen, conduit par la France. M. Sarkozy a opportunément ignoré cela. L'Otan veut que l'aide turque soit plus en première ligne en Afghanistan. "Nous avons de nombreuses et importantes capacités à offrir à l'UE", a déclaré un diplomate turc. "Nous parlons de temps en temps aux Iraniens. Nous ne sommes pas des médiateurs mais nous essayons de faire en sorte que les deux camps se comprennent mutuellement. Nous avons de bonnes relations tant avec Israël qu'avec les Palestiniens. La Turquie a été une force de stabilité importante en Irak".
L'UE pourrait aussi réfléchir au rôle croissant de la Turquie, en tant que partenaire démocratique dans le monde islamique pour combattre le terrorisme, comme voie alternative, non russe, pour le pétrole et le gaz de la Caspienne et de l'Asie centrale, a déclaré ce diplomate. "Intégrer l'UE reste un objectif majeur de notre politique étrangère. La plupart des Turcs soutiennent cet objectif. Nous continuerons à travailler sur cela. Mais l'Europe devrait comprendre aussi qu'elle a besoin de la Turquie".
Traduit l'anglais par [JFG-QuestionsCritiques]