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Présidentielles 2007

La France regarde en avant mais l'avenir ne s'annonce pas rose

Par Tony Judt
The New York Times, le 22 avril 2007

article original : "France Looks Ahead, and It Doesn't Look Good "

IL est facile de sous-estimer Jacques Chirac.

Aujourd'hui, les Français vont commencer à élire un nouveau président et, dans peu de temps, M. Chirac, l'actuel président de 74 ans, quittera la scène sans être regretté. Tout au long d'une carrière politique qui a enjambé presque cinq décennies, durant laquelle il a été Maire de Paris, Premier ministre (deux fois) et président pendant 12 ans, M. Chirac semble ne pas avoir accompli grand chose.

En tant que maire, de 1977 à 1995, il a supervisé à une montée constante de la corruption politique et des pots-de-vin municipaux (bien qu'à des niveaux insignifiants comparés aux normes américaines dans les grandes villes). En tant que président, face aux manifestations, il a laissé tomber sa promesse de résoudre les défauts du code du travail et ceux des services sociaux. Et il n'a pas fait grand chose pour réparer les griefs des minorités françaises ou les angoisses des jeunes. Des deux côtés de l'Atlantique, la notice nécrologique politique de M. Chirac est écrite en termes explicitement peu flatteurs.

Mais la situation de la France est-elle si grave ? De partout, on peut entendre des appels à "réformer" pour amener la France à être plus en ligne avec les pratiques et la politique anglo-américaines. Le modèle social français dysfonctionnel, nous assure-t-on régulièrement, a échoué.

Si l'on parle d'échec, il y a, alors, beaucoup à dire. Les nourrissons français ont une meilleure chance de survivre que les nourrissons américains. Les Français vivent plus longtemps que les Américains et plus sainement (à un coût beaucoup plus faible). Ils reçoivent une meilleure éducation et disposent de transports publics de premier ordre. Le fossé entre les riches et les pauvres est plus étroit qu'aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne et il y a moins de pauvres.

Oui, grâce aux entraves institutionnalisées à la création d'emploi, la France connaît un fort taux de chômage de ses jeunes. Mais la comparaison avec les taux américains est trompeuse : nos chiffres sont artificiellement baissés à cause du très grand nombre d'hommes à la peau foncée, âgés de 18 à 30 ans, qui sont en prison [chez nous] et donc hors des statistiques du chômage.

En attendant, souvenez-vous de ce que Chirac a fait ! En 1995, il a été le premier président à reconnaître ouvertement le rôle de la France dans l'Holocauste : "L'occupant a été assisté par les Français, par l'Etat français," avait-il déclaré. "La France a commis l'irréparable." Ce fut une phrase qui aurait pu rester en travers de la gorge de son prédécesseur dont on a tressé beaucoup de louanges, François Mitterrand, et, il faut le dire, en travers de celle de Charles de Gaulle lui-même.

Aussi faible que soit son bilan politique, M. Chirac a interdit à ses supporters de s'allier ou de se compromettre avec le Front National xénophobe et raciste de Jean-Marie Le Pen — une fois encore à l'opposé de M. Mitterrand, qui a cyniquement manipulé les lois électorales françaises en 1986 pour avantager M. Le Pen (et ainsi, affaiblir la droite modérée).

Conscient des liens entre l'Europe et le monde musulman — et ce que cela coûterait de repousser et d'humilier la seule démocratie laïque de l'Islam — M. Chirac a constamment soutenu l'admission de la Turquie dans l'Union Européenne, une position impopulaire parmi ses électeurs conservateurs. En 2004, il a créé la première agence française d'Etat dotée de pouvoirs explicites pour identifier et combattre la discrimination.

Sur la scène mondiale, il a peut-être été, parmi les principaux dirigeants du monde, le plus franc à propos du réchauffement planétaire, mettant en garde que "l'humanité danse sur un volcan". Et, bien sûr, il a initié et mené l'opposition internationale à la guerre du Président Bush en Irak.

N'oublions pas la francophobie hystérique de 2003 : pas seulement les imbécillités des "Freedom Fries" [Les "Frites Françaises" — French Fries — rebaptisées "Frites de la Liberté"], mais aussi les éruptions xénophobes au Congrès, dans l'administration Bush et dans la grande presse américaine, où des commentateurs de premier plan [à l'instar de Thomas Friedman du New York Times] ont appelé à ce que la France soit expulsée du Conseil de Sécurité et proposé de laisser les "Français sournois" tenir nos vestes pendant que les Américains, une fois de plus, combatteraient pour eux.

Il n'eut pas que les Américains face à lui. En 2003, lorsque M. Chirac dit aux Européens de l'Est, qui soutenaient M. Bush et le Premier ministre britannique Tony Blair sur l'Irak, qu'ils avaient "perdu une occasion de se taire," son parler cru énerva beaucoup monde et ne contribua pas beaucoup à la popularité de la France.

Mais, dans tout ceci, il s'est avéré qu'il avait raison. En se dressant contre M. Bush et en donnant pour instruction à ses représentants aux Nations-Unies de bloquer une course vers une guerre non provoquée, le président français a sauvé à la fois l'honneur des Nations-Unies et la crédibilité de la communauté internationale.

Il n'est pas évident que ses probables successeurs auraient fait aussi bien. M. Chirac est suffisamment âgé pour apprécier la dette de l'Europe envers l'Amérique — lors du soixantième anniversaire du débarquement, il a déclaré, sincèrement, que "la France n'oubliera jamais ce qu'elle doit à l'Amérique, son amie de toujours, à ses alliés…" — et suffisamment gaulliste pour s'opposer aux folies de grandeur de Washington. Son héritier présumé, Nicolas Sarkozy, n'est ni l'un, ni l'autre.

L'admiration qu'éprouve Nicolas Sarkozy pour les Etats-Unis et la connaissance qu'il en a semblent confinées à leur taux de croissance économique. Il s'oppose à l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne dans les termes les plus intolérants : "Si vous laissez entrer 100 millions de Turcs musulmans, qu'en sortira-t-il ?" Et son gaullisme est teinté d'une faiblesse pour les slogans bien à droite — "nation" et "identité", sans mentionner "racailles" lorsqu'il se réfère aux jeunes des minorités qui se sont soulevés — avec lesquels il espère déborder Le Pen.

Ségolène Royal, la candidate des socialistes, a le complexe de Jeanne d'Arc (dans sa déclaration de candidature en octobre dernier elle a parlé d'entendre une "voix" et d'accepter "cette mission pour conquérir la France"), et elle pratique ce qui pourrait s'appeler de la démagogie "douce". Sur les questions cruciales — la Constitution Européenne, l'admission de la Turquie en Europe — elle a évité de s'engager, promettant à la place "d'écouter le peuple".

Un grand nombre des supporters socialistes de Mme Royal se débrouillent pour être à la fois anti-américains et anti-européens : par conséquent, une présidence Royal affaiblirait probablement l'Union Européenne sans pour autant renforcer l'influence nord-atlantique de la France — un miroir à gauche de l'agenda des stratèges néoconservateurs à Washington.

Ni M. Sarkozy, ni Mme Royal (ni, d'ailleurs, le centriste François Bayrou…), ne partage l'appréciation historique de M. Chirac de ce qui est en jeu dans la construction de l'Europe : pourquoi cela importe et pourquoi ceux qui veulent la diviser ou la diluer jouent avec le feu.

À cet égard, M. Chirac a des raisons de s'inquiéter. Certains nouveaux membres de l'Union Européenne veulent le beurre et l'argent du beurre : avoir une économie faiblement taxée de style américain financée par les subventions des contribuables ouest-européens. Les Polonais et les Tchèques sont contents d'accepter de telles allocations de Bruxelles, sous forme de "fonds de solidarité", et, pourtant, ils accueillent chaleureusement les systèmes de missiles américains de défense sans même consulter leurs collègues européens. L'entrée de la Roumanie dans l'Union Européenne, qui a eu lieu cette année, n'a pas empêché son président, Traian Basescu, de continuer à rechercher un "axe stratégique Washington/Londres/Bucarest".

Entre les mains d'une nouvelle génération de politiciens à la recherche d'un avantage local et indifférents au passé, l'Europe pourrait se défaire très rapidement. Ceux qui célèbrent le départ de M. Chirac devraient se souvenir de l'avertissement que Rhett Butler a formulé à Scarlett O'Hara, lorsqu'elle raillait les vestiges éparpillés de l'Armée Confédérée : "Ne soyez pas si pressée de les voir partir, ma chère, avec eux s'en va le dernier semblant de loi et d'ordre !"

Avec le départ de Jacques Chirac, nous disons au revoir au dernier semblant de qualités d'homme d'Etat, d'une génération qui s'est rappelée jusqu'où pouvait conduire une Europe défaite. J'ai peur qu'il nous manque.

Traduction [JFG-QuestionsCritiques]