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     Le Gourou de Bush
    Par Uri Avnery
Le13 mars 2005 avnery-news.co.il

En 1945, un soldat américain et un soldat soviétique se rencontrent à Berlin et se chamaillent pour savoir lequel de leur pays est le plus démocratique.

" Voilà pourquoi, " dit l'Américain. " Je peux me tenir au milieu de Times Square et crier 'le Président Truman est un vaurien', et rien ne m'arrivera ! "

" La belle affaire ! " rétorque le Russe, " Moi aussi je peux me tenir au milieu de la Place Rouge et crier 'le Président Truman est un vaurien', et rien ne m'arrivera ! "


C'est peut-être cette histoire qui a inspiré la théorie de Natan Sharansky selon laquelle le test ultime de la démocratie consiste à ce qu'une personne puisse se tenir sur la place principale de la ville et dénoncer son gouvernement, sans que rien ne lui arrive. C'est vrai, mais c'est un peu simpliste, à mon avis. Suffisamment simpliste pour capter l'imagination de cet autre grand penseur qu'est George W. Bush.

Lorsque les Israéliens entendirent pour la première fois que Bush citait Sharansky comme étant son guide et son mentor, l'incrédulité leur coupa le souffle. Sharansky ? Notre Sharansky ?

Pour comprendre cette réaction, il faut revenir un peu en arrière. La première fois que nous avons entendu parler de Natan Sharansky (en fait, Anatoliy Shcharansky, mais son nom a été simplifié et judaïsé lorsqu'il est arrivé en Israël) c'est en tant que "dissident" en Union Soviétique. Après avoir attiré sur lui l'attention internationale, il fut arrêté à Moscou par le KGB et condamné pour trahison, dans ce qui ressemble à une tentative maladroite de le réduire au silence. Comme nous le savons, il ne fut pas broyé dans l'enfer du Goulag mais il est resté un fier combattant pour ses droits et ses idées. Une énorme campagne internationale exigea sa libération. Â la fin, les Soviétiques décidèrent de s'en débarrasser et l'échangèrent contre un espion de grande valeur, détenu en Amérique. L'image de ce petit personnage, mais qui se tenait bien droit, traversant le pont à Berlin, est resté gravé dans nos mémoires.

Nous attendions son arrivée en Israël en retenant notre souffle. Ici, il était un héros, grand et authentique, l'homme qui avait vaincu tout seul le colosse soviétique, un David moderne défiant le puissant Goliath.

De le voir en chair et en os fut une déception. Pour un héros, il était particulièrement quelconque. Mais les apparences sont trompeuses, n'est-ce pas ?

 l'aéroport, Anatoliy, maintenant Natan, retrouva sa femme, une autre dissidente célèbre. Etant donné qu'elle avait déjà atteint une certaine notoriété en Israël en tant qu'extrémiste religieuse de droite, son lien avec ce militant des droits de l'homme semblait pour le moins incongru.

La vraie désillusion, du moins en ce qui me concerne, commença avec l'affaire Husseini. Quelques bonnes âmes arrangèrent une rencontre entre ce grand dissident et Faysal Husseini, chef de la communauté arabe de Jérusalem-Est, un combattant pour les droits des palestiniens et véritable humaniste. Sharansky accepta, mais au dernier moment il se rétracta, prétendant qu'il ne savait pas qu'Husseini faisait partie de l'OLP. (C'est un peu comme de ne pas savoir que Bush est Américain.)

 l'époque, j'écrivis un article sur lui sous le titre de "Shafansky". En hébreu, "Shafan" veut dire lapin, le symbole de la lâcheté. Depuis lors, le grand combattant des droits de l'homme est progressivement devenu un militant intransigeant contre les droits de l'homme (et tous les autres droits) concernant les Palestiniens dans les territoires occupés.

D'abord, il créa un parti d'immigrants provenant de l'ancienne Union Soviétique, obtint des résultats électoraux honorables et rejoignit une coalition conduite par le Parti Travailliste. Mais après quelques temps, son parti commença a se déliter. Il essaya de le sauver en démissionnant du gouvernement d'Ehud Barak, sur la base que ce dernier avait fait trop de concessions aux Palestiniens sur Jérusalem-Est. Finalement, en reconnaissant sa faillite politique, il rejoignit le Likoud. Il est maintenant un membre assez peu important du gouvernement, se nommant lui-même avec grandeur "Ministre de Jérusalem", mais en fait c'est un ministre sans portefeuille, qui a été placé, tel quel, en charge des affaires de Jérusalem.

Dans l'entrefaite, il a subi quelques désagréments. Un autre immigrant célèbre de Russie a publié un livre extrêmement critique sur lui, l'accusant de n'avoir jamais été un dissident important, mais que son importance avait été délibérément exagérée par le KGB afin de l'échanger contre cet agent, qui, lui, était vraiment important et qui croupissait dans les geôles américaines. Ce livre insinue aussi que son rôle derrière les barreaux fut considérablement moins héroïque qu'on ne l'a dit.

Sharansky poursuivit l'auteur en diffamation et gagna, mais seulement après l'indignité d'entendre quelques autres anciens dissidents importants témoigner contre lui.

Au fil des années, Sharansky - en ligne avec de nombreux immigrants "russes" - pencha vers l'extrême droite. Déjà, lorsqu'il était Ministre du Logement, il élargit systématiquement les implantations sur les terres arabes expropriées de Cisjordanie, piétinant les droits humains et nationaux des Palestiniens. Aujourd'hui, il fait partie des "rebelles" au sein du Likoud, ce groupe d'extrême droite qui tente de saper le plan de "désengagement" de Sharon et empêche le démantèlement des implantations.

Cela fait des années qu'il colporte l'idée selon laquelle la paix avec les Arabes est impossible tant qu'ils ne seront pas devenus démocratiques. En Israël, ceci fut écarté comme un simple nouveau tour de propagande servant l'opposition à tout effort de paix du gouvernement israélien et qui signifierait la fin de l'occupation. Etant donné que Sharansky est complètement ignorant des affaires arabes et qu'il n'a probablement jamais tenu une conversation sérieuse avec un Arabe, il est difficile pour les Israéliens de le prendre au sérieux. Autant que je le sache, personne ne le prend au sérieux, même parmi les ultras.

Son affirmation dénuée totalement d'originalité selon laquelle "les démocraties ne déclarent pas la guerre aux autres démocraties" constitue pour les Etats-Unis l'alibi parfait pour attaquer l'Irak, la Syrie et l'Iran, qui ne sont pas, après tout, des démocraties (tandis que les dictatures que sont le Pakistan et le Turkménistan restent de bonnes amies).

L'idée selon laquelle les enseignements de ce philosophe politique d'un genre particulier constituent l'inspiration du plus puissant des dirigeants du monde, le commandant de la plus grosse machine militaire de l'histoire, a plutôt quelque chose d'effrayant.

Traduit de l'anglais par Jean-François Goulon