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     Beyrouth brûle-t-elle ?
    Par Uri Avnery
publié le dimanche 23 juillet 2006 sur avnery-news.co.il


Cette guerre-ci est peut-être la première dans l’Histoire à être déclenchée par un Etat pour tuer une personne.

« IL SEMBLE que Nasrallah ait survécu », ont annoncé les journaux israéliens, après que 23 tonnes de bombes furent larguées sur un point de Beyrouth où le dirigeant du Hezbollah était supposé se cacher dans un bunker.

Formulation intéressante. Quelques heures après le bombardement, Nasrallah avait donné une interview à la télévision Al-Jazira. Non seulement il semblait vivant, mais même calme et confiant. Il a parlé du bombardement - preuve que l’interview avait été enregistrée le jour-même.

Alors, que signifie « il semble que » ? Très simple : Nasrallah prétend être vivant mais vous ne pouvez pas croire un Arabe. Tout le monde sait que les Arabes mentent toujours. C’est dans leur nature, comme l’a dit un jour Ehoud Barak.

L’ASSASSINAT est un objectif national, presque le principal objectif de la guerre. Cette guerre-ci est peut-être la première dans l’Histoire à être déclenchée par un Etat pour tuer une personne. Jusqu’à maintenant, seule la mafia pensait de cette façon. Même les Britanniques au cours de la deuxième guerre mondiale ne disaient pas que leur but était de tuer Hitler. Au contraire, ils voulaient l’attraper vivant afin de le traduire en justice. C’est probablement aussi ce que voulaient les Américains dans leur guerre contre Saddam Hussein.

Mais nos ministres ont officiellement décidé que l’objectif est l’assassinat. Ce n’est pas très nouveau : les gouvernements israéliens successifs ont adopté une politique d’assassinat des dirigeants des groupes ennemis. Notre armée a tué, entres autres, le dirigeant du Hezbollah Abbas Mussawi, le n°2 de l’OLP Abou Jihad, de même que le cheikh Ahmed Yacine et d’autres dirigeants du Hamas. Presque tous les Palestiniens, et pas seulement eux, sont convaincus que Yasser Arafat a également été assassiné.

Le résultat ? La place de Mussawi a été occupée par Nasrallah qui est beaucoup plus capable. Le cheikh Yacine a été remplacé par des dirigeants beaucoup plus radicaux. Au lieu d’Arafat, nous avons eu le Hamas.

Comme pour beaucoup d’autres questions politiques, un état d’esprit militaire simpliste explique aussi cette façon de penser.

UNE PERSONNE qui reviendrait en Israël après une longue absence et regarderait nos écrans de télévision pourrait avoir l’impression qu’une junte militaire gouverne Israël, à l’ancienne manière sud-américaine.

Sur toutes les chaînes de télévision, tous les soirs, on voit une succession de chefs militaires en uniforme. Non seulement ils expliquent les actions militaires du jour, mais ils font aussi des commentaires sur des sujets politiques et exposent la ligne politique et de propagande.

Durant toutes les autres heures d’émission, environ une dizaine de généraux retraités ressassent le message des chefs militaires. (Certains d’entre eux ne semblent pas particulièrement intelligents - pour ne pas dire qu’ils semblent complètement stupides. Il est effrayant de penser que ces gens ont un jour ont été en position de décider qui devait vivre et qui devait mourir.)

Certes, nous sommes une démocratie. L’armée est totalement soumise au pouvoir civil. D’après la loi, le conseil des ministres est le « commandant suprême » de l’armée (qui, en Israël, comprend la Marine et l’Aviation). Mais, pratiquement, aujourd’hui,c’est le sommet de la hiérarchie militaire qui décide de toutes les questions politiques et militaires. Quand Dan Halutz dit aux ministres que le commandement militaire a décidé de telle ou telle opération, aucun ministre n’ose émettre d’objection. Certainement pas les malheureux ministres du parti travailliste.

Ehud Olmert se présente comme l’héritier de Churchill (« du sang, de la sueur et des larmes »). C’est vraiment assez pathétique. Alors Amir Peretz bombe le torse et profère des menaces dans toutes les directions. C’est encore plus pathétique, si c’était possible. Il ressemble à la mouche sur l’oreille d’un bœuf clamant : « nous labourons ! »

Le chef d’état-major a annoncé la semaine dernière avec satisfaction : « l’armée jouit du soutien total du gouvernement ! » Voilà encore une intéressante formulation. Elle implique que l’armée décide de ce qu’il faut faire et que le gouvernement donne son « soutien ». Et c’est bien sûr ainsi que cela se passe.

AUJOURD’HUI, il n’est un secret pour personne que cette guerre est planifiée depuis longtemps.

Les correspondants militaires rapportent fièrement cette semaine que l’armée s’entraîne pour cette guerre dans tous ses détails depuis plusieurs années. Il y a seulement un mois, il y a eu un grand exercice militaire pour faire la répétition de l’entrée des forces terrestres au Sud Liban - à un moment où les hommes politiques et les généraux déclaraient que « nous ne reviendrons jamais dans le bourbier du Liban. Nous n’y réintroduirons jamais nos forces terrestres. » Maintenant nous sommes dans le bourbier et d’importantes forces terrestres opèrent dans la région.

Ceux de l’autre côté se préparent aussi à cette guerre depuis des années. Non seulement ils ont construit des caches d’armes pour des milliers de missiles, mais ils ont aussi préparé un système élaboré de bunkers, tunnels et grottes de style vietnamien. Nos soldats sont aujourd’hui confrontés à ce système et paient un prix élevé. Comme toujours, notre armée a méprisé « les Arabes » et sous-estimé leurs capacités militaires.

C’est un des problèmes de la mentalité militaire. Talleyrand n’avait pas tort quand il disait que « la guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires. » La mentalité des généraux, qui résulte de leur éducation et de leur profession, est par nature orientée vers la force, elle est simpliste, unidimensionnelle, pour ne pas dire primitive. Elle est basée sur la croyance que tous les problèmes peuvent être résolus par la force, et que si cela ne marche pas, alors il faut encore plus de force.

Le planning et l’exécution de la guerre actuelle l’illustrent bien. Ils sont basés sur l’hypothèse que si l’on cause des souffrances terribles à la population, celle-ci se soulèvera et demandera le départ du Hezbollah. Une compréhension minimale de la psychologie de masse conduirait à la conclusion contraire. L’assassinat de centaines de civils libanais, appartenant à toutes les communautés ethnico-religieuses, la transformation de la vie des autres en enfer, et la destruction de l’infrastructure vitale de la société libanaise provoqueront une lame de fond de colère et de haine - contre Israël et non pas contre ceux qu’ils voient comme des héros qui sacrifient leur vie pour les défendre.

Le résultat sera un renforcement du Hezbollah, pas seulement aujourd’hui, mais pour des années.

Cela sera peut-être le principal résultat de la guerre, plus important que tous les succès militaires, s’il y en a, et pas seulement au Liban mais dans le monde arabe et musulman.

Confrontée aux horreurs montrées sur toutes les télévisions et les écrans d’ordinateurs, l’opinion mondiale est aussi en train de changer. Ce qui était considéré au début comme une réponse justifiée à la capture de deux soldats apparaît maintenant comme les actions barbares d’une machine de guerre brutale. L’éléphant dans un magasin de porcelaine.

Des milliers de listes de distribution électroniques ont fait circuler des séries de photos de bébés et d’enfants mutilés. A la fin, il y a une photo macabre : de charmants enfants israéliens écrivant « greetings » sur des obus qui sont prêts à être tirés. Puis apparaît un message : « Merci aux enfants d’Israël pour ce gentil cadeau. Merci au monde qui ne fait rien. Signé : les enfants du Liban et de Palestine. »

La femme qui est à la tête du Haut commissariat pour les Droits de l’homme des Nations unies a déjà qualifié ces actes de crimes de guerre - ce qui peut dans l’avenir signifier des problèmes pour des officiers de l’armée israélienne.

EN GÉNÉRAL, quand ce sont des officiers de l’armée qui déterminent la politique d’un pays, de sérieux problèmes moraux apparaissent.

Dans une guerre, un commandant est obligé de prendre des décisions dures. Il envoie des soldats à la bataille, sachant que beaucoup ne reviendront pas et que d’autres seront mutilés pour la vie. Il s’endurcit le cœur. Comme le général Amos Yaron l’a dit à ses officiers après le massacre de Sabra et Chatila : « Nos sentiments se sont émoussés ! »

Des années du régime d’occupation dans les territoires palestiniens ont causé une terrible insensibilité quand il s’agit de vies humaines. L’assassinat de dix à vingt Palestiniens chaque jour, y compris femmes et enfants, comme cela se passe maintenant à Gaza, ne trouble plus personne. Cela ne mérite même pas les gros titres. Petit à petit, on n’entend même plus d’expressions routinières comme « Nous regrettons... Nous n’avions pas l’intention... L’armée la plus morale du monde... » et toutes les phrases banales.

Aujourd’hui cet engourdissement se révèle au Liban. Des officiers des forces aériennes, calmes et à l’aise, sont assis face aux cameras et parlent de « nombreuses cibles » comme s’ils parlaient d’un problème technique et pas d’êtres humains. Ils parlent de chasser des centaines de milliers d’êtres humains de leurs maisons comme d’un succès militaire important et ne cachent pas leur satisfaction face aux êtres humains dont la vie a été brisée. Le mot le plus populaire chez les généraux en ce moment est « pulvérisé » nous pulvérisons, ils vont être pulvérisés, des quartiers sont pulvérisés, des immeubles sont pulvérisés, des gens sont pulvérisés.

Même le lancement de roquettes sur nos villes et villages ne justifie pas cette ignorance des considérations morales de la guerre. Il y avait d’autres façons de répondre à la provocation du Hezbollah, sans transformer le Liban en champ de ruines. Cet engourdissement moral se transformera en dégât politique grave à la fois immédiat et à long terme.

IL EST PRESQUE banal de dire qu’il est plus facile de commencer une guerre que de la finir. Chacun sait comment elle commence. Il est impossible de savoir comment elle finira.

Les guerres ont lieu dans le royaume de l’incertitude. Des choses imprévues surviennent. Même les plus grands capitaines de l’Histoire ne pouvaient contrôler les guerres qu’ils avaient déclenchées. La guerre a ses propres lois.

Nous avons déclenché une guerre de quelques jours. Elle est devenue une guerre de quelques semaines. Maintenant ils parlent de mois de guerre. Notre armée a commencé une action « chirurgicale » par nos forces aériennes, après quoi elle a envoyé de petites unités au Liban. Maintenant des brigades entières y combattent et des réservistes sont rappelés en grand nombre pour une invasion totale style 1982. Certains prévoient déjà que la guerre peut conduire à une confrontation avec la Syrie.

Pendant tout ce temps, les Etats-Unis ont utilisé leur puissance pour empêcher l’arrêt des hostilités. Tous les signes indiquent qu’ils poussent Israël vers une guerre avec la Syrie - pays qui a des missiles balistiques avec des ogives chimiques et biologiques.

Une seule chose est déjà certaine au onzième jour de la guerre : rien de bon n’en sortira. Quoiqu’il arrive, le Hezbollah en sortira renforcé. Si, dans le passé, il y a eu des espoirs que le Liban devienne peu à peu un pays normal, où le Hezbollah serait privé d’un prétexte pour maintenir sa propre force militaire, nous avons désormais fourni à l’organisation la justification parfaite : Israël détruit le Liban, seul le Hezbollah se bat pour défendre le pays.

En ce qui concerne la dissuasion : une guerre dans laquelle notre énorme machine militaire ne peut vaincre une petite organisation de guérilla en onze jours de guerre totale n’a certainement pas réhabilité son pouvoir dissuasif. De ce point de vue, désormais la durée et les résultats de cette guerre seront de peu d’importance ; le fait que quelques milliers de combattants aient tenu tête à l’armée israélienne pendant onze jours et plus a déjà été imprimé dans la conscience de centaines de millions d’Arabes et de musulmans.

De cette guerre, rien de bon n’adviendra, ni pour Israël, ni pour le Liban, ni pour la Palestine. Le « Nouveau Moyen-Orient » qu’elle dessinera sera le pire endroit où vivre.

Article publié, en hébreu et en anglais, le 23 juillet, sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Is Beirut Burning ? » : RM/SW