accueil > archives > éditos


     Oh ! quel plan merveilleux !
    Par Uri Avnery
publié le 10 juin 2006 sur avnery-news.co.il


Neuf mois avant qu’il n'envahisse le Liban, Ariel Sharon m’a exposé son grand dessein pour résoudre tous les problèmes de cette région. C’était ahurissant. Il ne m’a pas demandé de le garder secret, juste de ne pas le lui attribuer directement. Donc, je l’ai publié.

Sharon, alors nouvellement nommé ministre de la Défense, n’était pas satisfait des modestes mesures prises pour améliorer la situation dans la région entre la Méditerranée et le Jourdain. Il voulait changer la face de toute la région, comprenant quatre pays. Les points principaux : expulser les Syriens du Liban, y installer un dictateur chrétien maronite (Bashir Gemayel), transférer les Palestiniens du Liban vers la Syrie et de là vers la Jordanie, encourager une révolution palestinienne en Jordanie pour renverser le roi Hussein et faire de la Jordanie un Etat palestinien dirigé par Yasser Arafat, négocier avec le gouvernement palestinien d’Amman sur l’avenir de la Cisjordanie. La perspective était d’y créer une situation qui permettrait à Israël d’établir des colonies dans toute la Cisjordanie et aux Palestiniens sur place de voter pour le parlement d’Amman.

C’est le plan qui a poussé Sharon à entrer au Liban en mars 1982. Cela n’a pas du tout réussi. En fait, les résultats ont été à l’opposé de ce qu’il espérait. Israël est resté coincé dans le bourbier libanais pendant 18 ans, et il a fini par s’en échapper de justesse. Les Chrétiens maronites ont massacré des centaines de personnes à Sabra et Chatila pour effrayer les Palestiniens et les contraindre à fuir vers la Syrie, mais ceux-ci n’ont pas bougé. Bachir Gemayel a été désigné comme président sans opposition, mais il a été assassiné peu après. Les Syriens sont restés au Liban pendant 23 ans de plus et, en partant, ils ont laissé le Hezbollah derrière eux. Arafat n’est pas allé à Amman mais en Tunisie, revenant 12 ans plus tard en Palestine après qu’Israël eût reconnu l’OLP et signé l’accord d’Oslo.

Ce fiasco historique m’est revenu à l’esprit cette semaine quand j’ai vu le plan grandiose d’un autre stratège génial, le général de division Giora Eiland, ancien chef du département es opérations militaires, jusqu’à récemment chef du Conseil de sécurité nationale, le département chargé d’élaborer la stratégie nationale.

COMME SHARON, le général Eiland rêve de réaménager toute la région de fond en comble. Son grand dessein est moins impressionnant que celui de Sharon. Pas de plan de séparation, Dieu merci. Mais le grand dessein que j’ai déjà mentionné. Eiland n’a que du mépris pour la Séparation de Sharon et la Convergence d’Olmert, tenant tant Sharon qu’Olmert pour de simples dilettantes qui ne connaissent rien au travail d’équipe ni aux réflexions méthodiques mais qui prennent des décisions à l’instinct.

Comme il l’a déclaré au journaliste Ari Shavit de Haaretz, Eiland a un plan beaucoup plus sérieux et mieux étudié, à savoir :

Annexer à Israël 12% de la Cisjordanie - 600 km2 au moins, afin de sauvegarder la sécurité d’Israël à l’intérieur de frontières sûres.

Prendre 600 km2 au Nord Sinaï en Egypte et les rattacher à la bande de Gaza ; pour permettre aux Palestiniens d’aménager un port maritime et un aéroport international ainsi qu’une ville d’un million d’habitants.

Donner en échange à l’Egypte 150 km2 de terres israéliennes dans le Néguev.

Autoriser le creusement d’un tunnel entre l’Egypte et la Jordanie en territoire israélien près d’Eilat.

Transférer 100 km2 de la Jordanie aux Palestiniens en compensation du territoire israélien de pris de Cisjordanie.

J’ai vu des dizaines - peut-être des centaines - de plans pensés par de braves gens, qui ont des idées merveilleuses pour la solution du conflit. Il ne se passe pas un mois sans que quelqu’un m’en envoie un par par courrier électronique. Le plan d’Eiland n’est pas pire que les autres utopies. Malheureusement, il n’est pas meilleur.

Mais il y a une grande différence : l’orgueilleux auteur de ce plan est un homme qui a joué un rôle central dans les rangs les plus élevés des services de sécurité. Ses idées peuvent donner un aperçu de l’état d’esprit qui y règne.

IL FAUT qu’une personne soit vraiment naïve et dénuée de tout discernement politique, pour croire qu’il serait possible de convaincre trois gouvernements - les gouvernements palestinien, égyptien et jordanien pour ne pas parler d’Israël - d’abandonner une partie de leur territoire.

Pire encore : il faut avoir une drôle de mentalité pour traiter de nombreux êtres humains comme des pions sur un échiquier et les déplacer d’un Etat à l’autre, d’ici à là.

Il est vrai que cela s’est pratiqué dans la première moitié du vingtième siècle. Après la Première guerre mondiale, des hommes d’Etat se sont réunis pour réaménager la carte du monde, démantelant ici des Etats pour en mettre d’autres à la place. Le résultat a été dans l’ensemble désastreux. Après la Deuxième guerre mondiale, Staline a fait la même chose. Il a annexé à l’Union soviétique une grande partie de la Pologne, donnant en compensation de grands morceaux de l’Allemagne. Jusqu’à maintenant, cela a marché. Adolf Hitler, bien sûr, avait l’intention de faire la même chose dans l’autre direction.

Dans notre situation, l’idée est totalement impraticable. Il n’y a aucune chance au monde que l’Egypte puisse abandonner une partie de territoire en échange d’une parcelle de désert beaucoup plus petite. Menahem Begin avait déjà pu se rendre compte à quel point les Egyptiens étaient sensibles dans ce domaine. Cela touche les fibres les plus profondes de leur sentiment national. Finalement, les Egyptiens n’ont pas renoncé à un seul millimètre carré de leur territoire. Témoin : l’affaire de Taba.

Les chances que la Jordanie sacrifie des terres fertiles pour les Palestiniens sont encore plus minces. Comme de nombreux officiers israéliens, Eiland, semble-t-il, a un profond mépris pour la Jordanie. Comme il ne comprend pas les Egyptiens, il ne comprend pas plus la classe dirigeante du royaume hachémite. Celle-ci est - à raison - singulièrement sensible au danger qui l’entoure. Mais elle profite, bien sûr, du soutien inébranlable des Etats-Unis et du Royaume-Uni.

Il ne vaut même pas la peine d’envisager la possibilité que les Etats-Unis et l’Europe se prêtent au jeu du transfert de personnes et de territoires. L’Europe sanctifie les frontières existantes. Elle a appris à partir d’expériences sanglantes qu’il n’y a rien de plus dangereux que de déplacer des frontières. Une fois que l’on commence, personne ne sait où cela peut s’arrêter.

Eiland n’assume pas lui-même les détails pratiques de ses plans grandioses. Il laisse tout cela, semble-t-il, aux politiques - ceux-là même qu’il méprise tant. Comme l’inventeur qui voulait ralentir le mouvement du globe terrestre, lorsqu’on lui demande comment cela pourrait se faire, il répond : « J’ai des idées. Leur application, ,c’est le job des techniciens. »

Il y a des années, Boutros Boutros-Ghali, alors ministre égyptien de l’Intérieur en exercice, me disait avec un sourire ironique : « Vous, Israéliens, avez les meilleurs experts du monde en affaires arabes. Ils ont lu tous les livres, tous les articles. Ils savent tout - et ils ne comprennent rien, parce qu’ils n’ont pas vécu un seul jour dans un pays arabe. »

Le général Eiland ne semble pas faire exception.

Texte publié en hébreu et en anglais le 10 juin 2006 sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Oh ! What A Wonderful Plan ! » : RM/SW